L'Avenir de l'Intelligence DU MÈiME AUTEUR Les Amants de Venise (George-Sand et Musset) Portraits d'après les médaiUons de David d'Angers- " Collection Minerrn Jean Moréas, étude littéraire. Le Chemin de Paradis, contes philosophiques. L'Idée de la Décentralisation, hrochure. Trois idées politiques : Chateaubriand, Michelet,. Sainte-Beuve. Enquête sur la Monarchie. Anthinea (d'Athènes à Florence). TL A ETE TIUK DE CET OUVRACE : 30 exemplaires sur papier de Hollande, numérolés de 1 à 30 CHARLES MAURRAS L'Avenir de r Intelligence AUGUSTE COMTE. -- LE ROMANTISME FÉMININ MADEMOISELLE MONK »■. 0 i PARIS ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR 4, RUE LE GOFl- (v'"^) 1905 :ollection MINERVA " 1905 I Si:RVSC»fS I |nATE.....AUG..\.7..!9'2....! RENÉ-MARC FERRY EN SOUVENIR DE a MINER VA « qu'il a fo.ndke et dirigée Mon cher Ami, f hésitais bien à vous offrir ce jietit livre qui me vaudra la calomnie des jnres et l'inat- tention des meilleurs, qui ne sera pas ht par les in- téressés, ou qui sera moqué par ceux qu'il voudrait avertir. Mais vous êtes du petit nombre qui s'occupe d'avoir raison. Peu vous importe de savoir si nous serons bien vieux ou si nous serons morts quand r événement nous apportera son témoignage! Les trois quarts de ces feuilles sont déjà tout à vous. Vous me les avez demandées, en. fondant Minervji qui les a publiées, vous avez voulu les voir reciieillies en volume. Tous les risques vous tentent. Je public ma reconnaissance et notre amitié. Minerva na pas en le sérieux bonheur de vieillir. Mais cinq trimestres lui suffirent pour plaire et pour 6 AVENIR DE L'INTELLIGENCE déplaire co?isidérablement . Du premier jour, elle eut en partage ïèclat. Minerva fut aplendide. Vous lui aviez donné tous les avantages extérieurs qui contri- Inient à rendre douce une bonne lecture ; mais, si j'ai bien compris la rnanière dont fut dirigée Minerva, ce qiii manque de solidité vous aurait déplu. Vous vous appliquiez à produire des spécialités fortes, ini- tiant le grand public au dernier état des questions. Dans son langage simple et clair, Minerva voulait rendre tour à tour les services d'une Revue philoso- phique, d'une Revue d'histoire, même d'une Revue critique. Elle g mettait V entrain et la verve de sa jeunesse. Belle et vive, enivrée des passions de Vintel- ligence, onpeut dire quelle a aimé la justesse, la raison et la vérité. Très beaux mots à graver sur le marbre d'une épitaphe! Mais celle-ci comporte également de très beaux noms. Vos collaborateurs furent en nombre, et bien choisis. Vous aviez Paul Bourget, et Maurice Barres. Vous aviez Maurice Croiset, le général Bonnal, Gebliart-, Sorel, Frantz Funck-Brentano. Vous aviez Judet, Moréas, Plessis et Lionel des Rieux. ]'ous aviez Faguet et Bainville. Vous aviez Charles le Go f fie, Pierre Gauthiez, Henry Bordeaux. Le ciel, qui vous avait conduit chez M. Albert Fontcmoing , paraissait disposé à répondre à vos soins habiles : DUm (lexlrc éclair... Nous obtînmes notre miracle. A peine étions-nous annoncés, le sol gallo-romain d'une vieille ville dr PRÉFACE 7 France s' eut r' ouvrit^ et Ton vous informaqu' une P allas de marbre^ entière et fort bien conservée, venait cVêlre rendue au jour. Le présage fut interprété comme heureux. H Vêtait. La déesse tendrement invoquée^ assista la revue qui se publiait sous son nom. Ellr nous épargna les erreurs à la mode, en nous accor- dant la connaissance et le sentiment de sa tradition. Notice chimère fut de croire à la durée d'un coup de bonheur. Notis nous étions imaginé que l'olivier d'A'ttique et le laurier latin, unis à la mode française., feraient^ immanquablement accourir les honnêtes gens. Nons ne tenions pas compte d'un petit fait. Les honnêtes gens étaient morts. Cette société polie et cultivée qui fut la parure et le charme de V an- cienne vie de Paris n existe plus. Les étrangers le disent et récrivent depuis trente ans. Mais nous ne voulions pas le croire. Plus que nous tous vous re- fusiez d'accepter pareille disgrâce. Votre optimisme naturel nous pénétrait. Tout compte fait, vous êtes trop bon pour votre siècle, mon cher ami. Examinons-le de plus près. Com- mençons par ce qui subsiste du vieux monde français. Nous rencontrerons dcsamateursde musique, des col- lectionneurs depeinture, d'armes et d'autres bibelots. L'histoire garde ses fidèles, et aussi la pure science. Ce que nous aurons peine à trouver en un siècle où tout le monde écrit et discute, ce qui ne s' g ren- contre à p)eu près nulle part, c'est l'amour éclairé 1. Voyez, (ians VJ/ippiidicp I, VInvocation à Minerve. 8 AVENIR DK LINTELLIGENCE des. lettres, à plus forte raison le goût de la philoso- phie. Ni le Discours sur la méthode ni l'Augustinus Il agiraient beaucoup de lecteurs on même de lectrices parmi nos personnes de qualité, qui vont écouter M. Ferdinand Brunetii're . La notion cVun certain jeu supérieur de Fesprit est donc perdue complète- ment. Les livres, léserais livres s^ont complètement dé- laissés, et voilà un bien mauvais signe! Je ne fais tort ni aux arts nia la science. Il est cependant vrai que ces puissantes discipli?ies ont besoin des lettres humaines. Exactement, elles en ont besoin pour se penser. Elles attendent de l'expression littéraire un charme lumineux et une influence sublime qui pa- raissent tenir à la dignité du langage plus encore qu à la beauté magnifique du style. Les échecs, les reculs du livre intéressent, au plus vif et au plus sensible, notre civilisation : le goût, les mœurs, la pensée même! Je voudrais me tromjyer : mais, après tant de siècles de vie intellectuelle très raffinée, une haute classe française qui naime plus à lire me semble près de son déclin. On dit que la culture passe de droite à gauche, et qu'un monde neuf s est constitué. Cela est bien pos- sible. Mais les nouveaux promus sont aussi des nou- veaux venus, à moins qu'ils ne soient leurs clients ou leurs valets, et ces étrangers enrichis manquent terriblement , les uns de gravité, de réflexion, sous leur apparence pesante , et les autres, sous leur détes- table faux vernis parisien, de légèreté, de vraie grâce. Je trouve superficiel leur esprit si b7'utal ! Si pratiques , PRÉFACE 9 si souples, ils laissent échapper le cœur et la moelle de tout. Comment ces gens-là auraient-ils un goût sincère pour nos humanités? Qu'est-ce qu'ils peuvent en comprendre? Cela ne s'apprend point à l' Univer- sité. Tous les grades du monde ne feront pas sentir à ce critique juif, d'ailleurs érudit, pénétrant, que, dans Bérénice, <■< lieux charmants où mon cœur vous avait adorée » est une façon de parler qui n'est point banale, mais simple, émouvante et très belle. Le mauvais goût des nouveaux maîtres nous fait descendre un peu plus bas que la rusticité ou la lé- gèreté de r ancienne aristocratie. Eux aussi préfè- rent au livre le salon de peinture et Vart industriel. Mais rendons-leur cette justice : un vieux tact mer- cantile leur a donné le sentiment des valews peî'son- nelles. Nos Juifs se trompent rarement sur le prix d'une intelligence. Ils fie commettraient pas les er- reurs, les oublis et ces confusions pitoyables où se laisse égarer la bonne foi de nos amis. Mais qu'importe, mon cher Ami? les barbares sont les barbares, et nos amis sont nos amis! Même aveugles, même un peu morts, c'était à eux que nous destinions Minerva. N^ous les aurions certainement suspendus à nos feuilles, comme l'exemple de /'Action française' le prouve bien, si nous avions rempli vos 1. L'Action f'rcuKyi i SI- cs[ l.i revuede philosophie politique publiée sous la direction de M. Henri Vaugeois, et h laquelle collaborent des nationalistes de toute origine : i.éon de Montesquiou, Lucien Moreau, Jacques Hainville, le marquis de la Tour du Pin, Louis Diniier, llichard Cosse, Augustin Cochin, Lucien Corpechot, An- toine Baumann, Robert Launay, Xavier de Magallon, Henri iMazet, ainsi que l'auteur de ce livre. 10 AVENIR DE L'INTELLIGENCE livraisons de la 3. Les lettrés deviennent rois Or, c'est, tout au contraire, la réforme, le chan- gement des idées admises et des goûts établis qui fut le but marqué des écrivains du xvnf siècle. Leurs ouvrages décident des révolutions de lEtat. Ce n'est rien de le constater : il faut voir qu'avant d'obtenir cette autorité, ils l'ont visée, voulue, bri- guée. Ce sont des mécontents. Ils apportent au monde une liste de doléances, un plan de reconsti- tution. Mais ils sont aussitôt applaudis de ce coup d'au- dace. Le génie et la modestie do leurs devanciers du grand siècle avaient assuré leur crédit. On com- mence par les prier de s'installer. On les supplie ensuite de continuer leur ouvrage de destruction réelle, de construction imaginaire. Et la vivacité, l'esprit, l'éloquence de leurs critiques leur procure la vogue. Jusqu'à quel point? Cela doit être mesuré au degré de la tolérance dont Jean-Jacques réussit à bt-néficier. Il faut se rappeler ses manières, ses goûts et toutes les tares de sa personne. Que la société la plus parfaite de l'Europe, la première ville du monde l'aient accueilli et l'aient choyé; qu'il y ait été un homme à la mode; qu'il y ait figuré le pouvoir spirituel de répo([ue ; qu'un peuple Iributainï de nos mœurs françaises, le pauvre peuple de l*oh)gne, lui ail demandé de rédiger à son usage 30 LAVEMR DE L'INTELLIGENCE une « constitution », cela en dit plus long que tout. Charles-Quint ramassa, dit-on, le pinceau de Titien ; mais, quand Titien peignait, il ne faisait que son métier, auquel il excellait. Quand Rousseau écri- vait, il usurpait les attributs du prince, ceux du prêtre et ceux même du peuple entier, puisqu'il n'était même point sujet du roi, ni membre d'au- cun grand Etat militaire faisant quelque figure dans l'Europe d'alors. L'élite politique et mondaine, une élite morale, fit mieux que ramasser la plume de Jean-Jacques; elle baisa la trace de sa honte et de ses folies; elle en imita tous les coups. Le bon plaisir de cet homme ne connut de frontières que du côté des gens de lettres, ses confrères et ses rivaux. La royauté de Voltaire, celle du monde de l'En- cyclopédie, ajoutées à cette popularité de Jean- Jacques, établirent très fortement, pour une tren- taine ou une quarantaine d'années, la dictature générale de l'Ecrit. L'Ecrit régna non comme ver- tueux, ni comme juste, mais précisément comme écrit. Il se ht nommer la Raison. Par gageure, cette raison n'était d'accord ni avec les lois physiques de la réalité, ni avec les lois logiques de la pensée: contradictoire et irréelle dans tous ses termes, elle déraisonnait et dénaturait les problèmes les mieux posés. Nous aurons a y revenir : constatons que l'absurde victoire de l'Ecrit fut complète. Lorsque l'autorité royale disparut, elle ne céda point, comme on le dit, à la souveraineté du peuple : le succes- seur des Bourbons, c'est l'homme de lettres. 4. Vahdicalion des anciens princes Une petite troupe de philosoplies prétendus croit spirituel ou profond de contester Tinfluence des idées, des systèmes et des mots dans la genèse de la Révolution. Gomment, se disent-ils, des idées pures, et sans corps, retentiraient-elles sur les faits de la vie ? Comment des rêves auraient-ils causé une action? Quoique cela se voie partout à peu près chaque jour, ils le nient radicalement. Cependant, aucun des événements publics qui composent la trame de Thistoire moderne n'est com- préhensible, ni concevable, si l'on n'admet pas qu'un nouvel ordre de sentiments s'était introduit dans les cœurs et affectait la vie pratique vers 1789 : beaucoup de ceux qui avaient part à la conduite des allaires nommaient leur droit un préjugé; ils doutaient sérieusement de la justice de leur cause et de la légitimité de cette œuvre de direction et de gouvernement qu'ils avaient en charge publique. Le sacrifice de Louis XVI représente à la perfection le genre de chute que firent alors toutes les tètes du troupeau : avant d'être tranchées, elles se retran- chèrent; on n'eut pas à les renverser, elles se lais- sèrent tomber. Plus tard, l'abdication de Louis- Philippe et le départ de ses deux fils Aumale et Joinville, pourtant maîtres absolus des armées de leire et de mer, montrent d'autres types très nets du 32 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE môme doute de soi dans les consciences gouverne- mentales. Ces hauts pouvoirs de fait, que l'hérédité, la gloire, l'intérêt général, la foi et les lois en vigueur avaient constitués, cédaient, après la plus molle des résistances, à de simples échauffourées. La canonnade et la fusillade bien appliquées auraient cependant sauvé l'ordre et la patrie, en évitant à l'humanité' les deuils incomparables qui suivirent et qui devaient suivre. — Che cofjlione! disait le jeune Bonaparte au lOaoût. Ce n'est pas tout à fait le mot: niLouisXVI, ni ses conseillers, ni ses fonctionnaires, ni Louis- Philippe, ni ses fils n'étaient ce que disait Bona- parte, ayant fait preuve d'énergie morale en d'autres sujets. Mais la Révolution s'était accomplie dans les profondeurs de leur mentalité : depuis que le philosophisme les avait pétris, ce n'étaient plus eux qui régnaient; ce qui régnait sur eux, c'était la littérature du siècle. Les vrais rois, les lettrés, n'avaient eu qu'à paraître poiir obtenir la pourpre et se la partager. L'époque révolutionnaire marque le plus haut point de dictature littéraire. Quand on veut embras- ser d'un mot la composition des trois assemblées de la Révolution, quand on cherche pour ce ramas de gentilshommes déclassés, d'anciens militaires, et d'anciens capucins, un dénominateur qui leur soit commun, c'est toujours à ce mot de lettrés qu'il faut revenir. On peut trouver leur littérature frappée de tous les signes de la caducité: temporellement, elle triompha, gouverna et administra. Aucun Gou- vernement ne fut plus littéraire. Des livres d'autre- fois aux salons d'autrefois, des salons aux projets GRANDEUR ET DÉCADENCE 33 de reformes qui circulaient depuis 17r)0, de ces papiers publics aux « Déclarations » successives, la trace est continue : on arrange en texte des lois ce qui avait ét\é d'abord publié en volume. Les idées dirigeantes sont les idées des philosophes. Si les maîtres de la philosophie ne paraissent pas à la tribune et aux affaires, c'est que, à l'aurore de la Révolution, ils sont morts presque tous. Les survi- vants, au grand complet, viennent jouer leur bout de rôle, avec les disciples des morts. Le système de mœurs et d'institutions qu'ils avaient combiné jadis dans le privé, ils l'imposaient d'aplomb à la vie publique. Cette méthode eût entraîné un très grand nombre de mutilations et de destructions, alors même qu'elle eût servi des idées justes : mais la plupart des idées d'alors étaient inexactes. Nos lettrés furent donc induits à n'épargner ni les choses ni les personnes. Je ne perds pas mon temps à plaindre ceux que l'on fit périr ; ils vivaient, c'étaient donc des condamnés à mort. Malheureusement, on fit tomber avec eux des institutions promises, par nature, à de plus longues destinées. 5. Napoléon Si l'on considère en Napoléon le législateur et le souverain, il faut saluer en lui un idéologue. Il figure riiommo de lettres couronné. Comme il s'en vante, lui qui disait : Rousseau et moi, ce membre de l'Institut continue la Révolution, et avec elle tout ce qu'a rêvé la littérature du xviu" siècle ; il le tourne en décrets, en articles de code. La Cons- titution de Fan VIII, le Concordat, l'Administration bureaucratique rellètent constamment les idées à la mode sur la fin de l'ancien régime. Mais, par un miracle de sens pratique dont il faut avouer le prix. Napoléon tira de ces rêveries sans solidité une forte apparence de réalités consistantes. Assurément tous nos malheurs découlent de ces apparences menteuses : elles n'ont cessé de con- trarier les profondes nécessités de l'ordre réel. Cependant nos phases de tranquillité provisoire n'eurent point d'autres causes que l'accord très réel des fictions administratives avec les hctions littéraires qui agitaient et dévoyaient tous les cer- veaux. De la rencontre de ces deux fictions, et de ces deux littératures, l'une officielle, l'autre privée, naissait le sentiment, précaire mais réel, d'une harmonie ou d'une convenance relative. Nos pères ont appelé ce sentiment celui de l'ordre. Ceux d'entre nous qui se sont demandé GRANDEUR ET DÉCADENCE 35 comme Lamartine : cet ordre est-il l ordre ? et qui ont dû répondre : non, tiennent le rêveur prodigieux qui confectionna ce faux ordre pour le plus grand poète du romantisme français. Ils ajoutent : ponr le dernier des hommes d'Etat nationaux. Ils placent Napoléon I"' vingt coudées au-dessus de Jean- Jacques et de Victor Hugo, mais plus de dix mille au-dessous de M. de Peyronnet. II est vrai que Napoléon se présente sous un autre aspect, si, du génie civil, qui, en lui, fut tout poésie, on arrive à considérer le génie militaire. Rien de plus opposé à la mauvaise littérature poli- tique et diplomatique que Napoléon chef d'armée : rien de plus réaliste ni de plus positif; rien de plus national. Comme les généraux de 1792, il réveille, il stimule le fond guerrier de la nation; il aspire les éléments du composé français, les assemble, heurte leur masse contre Tétranger; ainsi il les éprouve, les unit et les fond. Les nouvelles ressources du sentiment patriotique se révèlent, elles se concentrent et, servies par l'autorité supé- rieure du maître, opposent à l'idéologie des lettrés un système imprévu de forces violentes. De ce côté. Napoléon personnifie la réponse ironique et dure des faits militaires du xix" siècle aux songes litté raires du xvni''. 6. Le XLV siècle Caractère général du xix^ siècle : le courant naturel de sa littérature continue les divagations de l'âge précédent; mais la suite des faits mili- taires, économiques et politiques contredit ces diva- gations une à une. Par exemple, considérez l'histoire des réalités européennes après la Révolution. La littérature ré- volutionnaire tendait à dissoudre les nations pour constituer l'unité du genre humain, et les consé- quences directes de la Révolution furent, hors de France, comme dans notre France, de rallumer partout le sentiment de chaque patrie particulière et de précipiter la constitution des nationalités. Mais les lettres allemandes, anglaises, italiennes, slaves servirent, chacune dans son milieu natal, ces violentes forces physiques, et la littérature française du xix* siècle voulut favoriser au dehors cet élan : mais, pour son compte, dans son esprit, elle demeura cosmopolite et humanitaire. Elle se prononçait, en France, à l'inverse de faits français et étrangers qu'elle avait déterminés elle- même ; elle n'utilisait les guerres de l'Empire qu'au profit des idées de la Révolution. Les faits lui offraient l'occasion d'un Risorgimento français : elle l'évita avec soin. GRANDEUR ET DÉCADENCE 37 Autre exemple : les lettrés du xviii" siècle avaient fait décréter comme éminemment raison- nable, juste, proportionnée aux clartés de l'esprit humain et aux droits de la conscience, une cer- taine législation du travail d'après laquelle tout em|)loyeiir, étant libre, et tout employé, ne l'étant pas moins, devaient traiter leurs intérêts communs d'homme à homme, d'égal à égal, sans pouvoir se concerter ni se confédérer avec leurs pareils, qu'ils fussent ouvriers ou patrons. Ce régime, qui n'était pas assurément le meilleur en soi,, qui était môme en soi détestable, paraissait néanmoins applicable ou possible dans l'état oii se trouvaient les industries humaines aux environs de 1789 ou de 1802 ; c'est à peine si la moyenne industrie avait fait son apparition, la grande industrie s'in- diquait faiblement, la très grande industrie n'exis- tait pas encore. Un fait nouveau, l'un des faits que Napoléon méconnut, la vapeur, stimula les trans- formations. La législation littéraire de la Révolu- tion et de Napoléon dut se heurter dès lors aux difficultés les plus graves; de gênante et de péril- leuse pour l'avenir, ou de simplement immorale, elle devint un danger immédiat, pressant, et vrai- ment elle conspira contre l'ordre et la paix à l'in- térieur. Car, dans la très grande industrie, le patron personnel s'évanouit presque partout : il fut remplacé par le mandataire d'un groupement; quelque fût, d'ailleurs, ce nouveau chef, il acqué- rait, du fait des conditions nouvelles, une puis- sance telle qu'on ne pouvait lui opposer sans ridi- cule, comme un co-contractant sérieux, comme un égal légal, le malheureux ouvrier d'usine perdu 38 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE au milieu de centaines ou de milliers d'individus employés au même travail que lui, et de ceux qui s'ofl'raient pour remplaçants éventuels. Les faits économiques, s'accumulant ainsi, révé- laient chaque jour le fond absurde, odieux, fra- gile, des fictions légales. D'autres idées, une autre littérature, un autre esprit, auraient secondé des faits aussi graves, mais les lettrés ne comprenaient du mouvement ouvrier que ce qu'il présentait de révolutionnaire; au lieu de construire avec lui, ils le contrariaient dans son œuvre édificatrice et le stimulaient dans son effort destructeur. Considérant comme un état tout naturel l'antagonisme issu de leurs mauvaises lois, ils s'efforcèrent de l'aigrir et de le conduire aux violences. On peut nommer leur attitude générale au cours du xix* siècle un désir persistant d'anarchie et d'insurrection. Hugo et Déranger donnaient à la force militaire française un faux sens de libéralisme, et George Sand faus- , sait les justes doléances du prolétariat. | Ainsi tout ce qu'entreprenait d'' utile ou de néces- saire la Force des choses, rintelligence littéraire le dévoyait ou le contestait méthodiquement. C'est le résumé de l'histoire du siècle dernier. 7. Premières atteintes De ces deux pouvoirs en conflit, Intelligence et Force, lequel a paru l'emporter au cours de ce même siècle? On n'y rencontre pas une influence comparable aux dictatures plénières du siècle précédent. On avait dit le roi Voltaire, mais personne ne dit le roi €hateaubriand, qui ne rêva que de ce sceptre, ni le roi Lamartine, ni le roi Balzac, qui aspirait de môme à la tyrannie. On n'a pas dit le roi Hugo. Celui- ci a du se contenter du titre de « père », et de qui? des poêles, des seules gens de son métier. En outre, les souverains qui ont gouverne la France après Napoléon se sont presque tous con- formés à ses jugements, peu bienveillants, en somme, sur ses confrères en idéologie. La Restau- ration s'bonora de la renaissance des Lettres pures; elle les protégea, les favorisa d'un esprit si curieux et si averti que c'était, par exemple, le jeune iMicbelet qui allait donner des leçons d'histoire aux Tuileries. Mais le Gouvernement n'en était plus cà prendre nu sérieux les pétarades d'un sous- Voltaire. On le lit voira M. de Clialeaubriand. Vil- lèle lui fut préféré, Villcle qui n'était ni manieur de mots, ni semeur d'images brillanles, mais le plus appliqué des politiques, le plus avisé des 40 LAVKMR DE L'IMELLIGENCP administrateurs, peut-être le meilleur citoyen de son siècle. Quoique fort respectueux envers l'opinion, Louis- Philippe montra une profonde indifférence envers ceux qui la font. 11 ne les craignit pas assez; en s'appuyant sur les intérêts, il négligea impru- demment l'appui de ceux qui savent orner et poé- tiser le réel. Son fils aîné avait pratiqué ce grand art, et la mort du duc d'Orléans, le 13 juillet 1842, fut un des malheurs qui permirent la révolution de Février. Le second Empire, qui adopta peu à peu une po- litique toute contraire à l'égard des lettrés, en parut châtié par le cours naturel des choses ; les hommes de main, Persigny, Maupas, Saint-Arnaud, Morny, marquent précisément l'heure de sa prospérité ; quand l'empereur se met à collaborer avec les diplo- mates de journaux, qu'il s'enflamme avec eux pour l'unité italienne ou s'unit à leurs vœux en faveur de la Prusse, la décadence du régime se prononce, la chute menace. Mais il faut prendre garde qu'un Emile Ollivier, plus tard un Gambetta, se donnaient déjà pour des patriciens : on les eût offensés en les mettant dans la même compagnie que Rousseau. Sous ces divers régimes, en effet, les lettrés purent bien accéder au gouvernement. Ce n'était plus la littérature en personne qui devait régner sous leur nom. Leur ambition commune était de se montrer, avant tout, gens d'affaires et hommes d'action. Un trait les marque assez souvent, plus que Bonaparte : c'est le profond dédain, qu'ils affichent, dès la première minute du pouvoir, pour leur con- dition de naguère; c'est l'autorité rogue, môme un GRANDEUR ET DÉCAbENCE 41 esprit d'hoslilité dont ils sont animés envers leurs compagnons d'hier. Ils les casent assurément, car le cercle de leurs relations n'est étendu que de ce côté. Ils s'entourent d'un personnel de leur origine ; mais, cette origine, ils la renient volontiers, ils n'éprouvent aucune piété particulière pour le fait de tenir une plume, de mettre du noir sur du blanc. Ils se croient renseignés sur ce que vaut la Pensée et toute Pensée, car ils se rappellent la leur. De quel air, de quel ton, ce Guizot devenu président du Conseil reçoit le pauvre Auguste Comte ! Un ancien secrétaire de rédaction à la République Française ^ passé ministre des Affaires étrangères, dit à qui veut l'entendre qu'il fait peu de cas des journaux. Un journaliste, un écrivain qui a été élu député aux élections dernières, étudie ses intona- tions pour écraser d'anciens confrères : « Vous autres théoriciens! ... » LA DIFFICULTÉ 8. Les anciens privilégiés Du jour de leur élévation les nouveaux promus ont fait une découverte. Ils s'aperçoivent que tout n'est pas dans les livres. Ils se disent que l'expé- rience, l'haliitude des hommes, le maniement de grands intérêts sont des biens. Us découvrent aussi les antiques distinctions de vie et de mœurs, la supériorité des manières : chez les femmes raffine- ment et la culture souveraine du goût. Ils en font aussitôt grand état et le laissent voir. Les anciens privilégiés ne peuvent manquer d'y prendre garde à leur tour et s'aperçoivent en môme temps de leur force. Avec ce sentiment se forme en eux quelque dédain pour une espèce d'êtres autrefois redoutés, qu'ils ne regardent bientôt plus qu'en bêtes cu- rieuses. ' Je ne prétends pas que, pendant les cinquante ou soixante dernières années, le vieux monde français mi su cultiver le dédain avec ce vif discernement qui aurait égalé un profond calcul politique. La sa- gesse eût été de réprimer de mauvais sourires et ■de retenir des affronts qui furent souvent payés J.A DIFFICULTÉ 43 cher. L'état inorganique de la société, Tinslabi- lité des Gouvernements ne permettaient, de ce côté, que des mouvements de passion. Ni politique orientée^ nitradition suivie. Confrontée avec les par- venus de l'Intelligence, la vieille France s'efforçait de faire sentir et de maintenir son prix; tout en les accueillant parfois, elle fut loin de les suljir, comme elle avait subi le monde de l'Encyclopédie. Ces sau- vages ne demandaient qu'à s'apprivoiser : ils étaient donc moins intéressants à connaître. Ils la cher- chaient : elle avait donc intérêt à se dérober; elle le lit, plus d'une fois à son dommage. Cependant, une grande bonhomie, bien conforme au caractère de la race, présida longtemps encore aux relations, quand il s'en établit, entre les deux sphères. Rien n'était plus aisé^ au sens complet dun mot charmant, que l'accès de certaines demeures an- ciennes et de leurs habitants fidèles aux mœurs d'autrefois. La plus exquise des réciprocités, celle du respect, faisait le fond de la politesse en usage. Une vie parfaitement simple annulait, en pratique, la plus voyante des inégalités, qui est celle des biens. A l'idolâtrie, dont la fin de l'ancien régime avait honoré le moindre mérite, intellectuel, suc- cédait un procédé beaucoup plus humain, qui avait l'avantage de convenir aux esprits délicats, qu'eût choqué l'excès de jadis. Un homme de haute intelligence, mais sans naissance et sans fortune, fut longtemps assuré de trouver dans les classes supérieures de la nation cet accueil de plain- pied, dont tout Français, né patricien, même s'il est du petit peuple, éprouve au plus haut point la né- cessité, presque la nostalgie, pour peu qu'il se soit 44 L'AVENIR DE LINTELLIGENCE cultivé. Ce que M. Bourget appelle un désir de sensations fines se trouvait ainsi satisfait par le jeu de qnelques aimables conjonctures. Le roman, le théâtre, les Mémoires des deux premiers tiers de ce siècle témoignent de cet état de mœurs, devenu à peu près historique de notre temps, car il ne s'est guère conservé qu'en certaines provinces. 9. Liltùralurc de cénacle ou de révolution Mais, d'une part, Flntelligence, d'autre part, la Force des choses ayant continué de développer les principes contraires dont chacune émanait, Tintel- ligence française au xix'' siècle poursuivait sa car- rière d'ancienne reine détrônée, en se séparant de plus en plus de cette autre reine vaincue, la haute société française du même temps. Dès 1830, Sainte- Beuve l'a bien noté, les salons d'autrefois se ferment. C'est pour toujours. La France littéraire s'est isolée ou révoltée. Elle a pensé, songé, écrit, je ne dis pas toujours loin de la foule, mais toujours loin de son public naturel : tantôt comme si elle était indifférente à ce public et tantôt comme si elle lui était hostile. Le romantisme avait produit une littérature de cé- nacle ou de révolution. Le plus souvent, en effet, le romantisme ne se sou- cia que du jugement d'un très petit monde d'initiés faits pour goûter le rare, le particulier, l'exotique et l'étrange. Les influences étrangères, surtout alle- mandes ou anglaises, depuis Rousseau et M'"" de Staël, avaient agi sur certains cercles informés, plus vivement que sur le reste du public. Ces nouveau- tés choquèrent donc à titre double et triple le très grand nombre des lecteurs fidèles au goût du pays, qui ne voulurent accepter ni l'inconvenance, ni la laideur. Et c'est pourquoi, de 1823 à 1857, c'cst-à- 46 L'AVENIR DE LINTELLIGENCE dire de Sainte-Beuve et de Vigny à Baudelaire, et de 1857 à 1895, c'est-à-dire de Baudelaire à M. Huys- mans et à Mallarmé, d'importants sous-groupes de lettrés se détachent du monde qui achète et qui lit, et se dévouent clans l'omhre à la culture de ce qu'ils ont fini par appeler leur hi/stérie. La valeur propre de cette littérature, dite de « tour d'ivoire »>, n'est pas à discuter ici. Elle exista, elle creusa un premier fossé entre certains écri- vains et l'élite des lecteurs. Mais, du seul fait qu'elle existait, par ses outrances, souvent assez ingénieuses, parfois piquantes, toujours infiniment voyantes, elle attira vers son orbite, sans les y enfermer, beau- coup des éci'ivains que lisait un public moins rare. On n'était plus tenu par le scrupule de choquer une clientèle de gens de goût, et l'on fut stimulé par le désir de ne pas déplaire à un petit monde d'ori- ginaux extravagants. Plus soucieuse i\^inlelHgcnce (c'était le mot dont on usait) que de jugement, la critique servait et favorisait ce penchant; de sorte que, au lieu de se corriger en se rapprochant des meilleurs modèles de sa race et de sa tradition, un Gautier devenait de plus en plus Gautier et abondait fatalement dans son péché, qui était la manie de la description sans mesure ; un Balzac, un Hugo ne s'eiforçaient que de se ressembler à eux-mêmes, c'est-à-dire de se distinguer par les caractères d'une excentricité qui leur fût personnelle. L'intervalle devait s'accroître entre le public moyen, bien élevé, lettré, et les écri- vains que lui accordait le siècle. Ils commencèrent presque tous par être non pas méconnus, mais déclarés bizarres et incompréhensibles. En tout LA DIFFICULTE 47 cas, peu de sympathie. Le talent pouvait intéresser les professionnels et le très petit nombre des connais- seurs ; ceux-ci, sensibles aux défauts, n'ont jamais témoigné beaucoup d'enthousiasme, et les profes- sionnels ne composent pas un public, trop occupés de leur œuvre propre pour donner grand temps aux plaisirs d'admiration ou de critique désintéressée. Cette « littérature artiste » isola donc les maîtres de l'intelligence. Mais, quand ils ne s'isolaient point, ils faisaient pis, ils s'insurgeaient. La communication qu'ils établis- saient entre leur pensée et celle du monde se prononçait contre les forces dont ce monde était soutenu. Le succès des romans de M"" Sand, des pamphlets de Lamennais, des histoires de Lamar- tine et de Michelet, des deux principaux romans de Victor Hugo, des Châtiment du même, leur retentissement dans la conscience publique est un fait évident; mais c'est un autre fait que ces livres s'accompagnèrent de révolutions politiques ou sociales, dont ils semblaient tantôt la justitication et tantôt la cause directe. Au total, dans la même mesure où elles étaient populaires, nos Lettres se manifestaient destructives des puissances de fait. Gela n'est pas de tous les âges. Ronsard et Malherbe, Corneille et Bossuet défendaient, en leur temps, l'Etat, le roi, la patrie, la [)ropriété, la famille et la religion. Les Lettres romantiques attaquaient les lois ou l'Etat, la discipline publique et privée, la patrie, la famille et la propriété; une condition presque unique de leur succès parut être de plaire à l'opposition, de travailler à l'anarchie. Le talent, le talent heureux, applaudi, semblait 48 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE alors ne pouvoir être que subversif. De là, une grande inquiétude à l'endroit des livres français. Tout ce qui entrait comme un élément dans les forces publiques, quiconque même en relevait par quelque endroit, ne pouvait se défendre d'un sentiment de méfiance instinctive et de trouble obscur. L'Intel- ligence fut considérée comme un explosif, et celui qui vivait de son intelligence en apparut l'ennemi né de l'ordre réel. Ces méfaits étant évidents et tan- gibles, la pensée des bienfaits possibles diminua. Les intérêts qui sont vivants se mettaient en défense contre les menaces d'un rêve audacieux. Certes on craignit ce rêve. Mais il y eut dans cette crainte tant de haine qu'au moindre prétexte elle put se changer en mésestime. 10. La bibliothèque du duc de Brècé Les Lettres furent donc sensiblement délaissées, partie comme trop difficiles et partie comme dan- gereuses. On bâilla sa vie autrement qu'un livre a la main, l'on se passionna pour des jeux auxquels l'intelligence avait une part moins directe. Il arriva ce dont M. Anatole France s'est malignement ré- joui dans une page de son Histoire contemporaine. La bibliothèque des symboliques ducs de Brécé, qui avait accueilli tous les grands livres duxvni" siècle, ne posséda que la dixième partie de ceux du com- mencement du xix", Chateaubrifuid ^ Guizot^ Mar- ■chanfjij... ; quant aux ouvrages publiés depuis 1850 environ, elle acquit « deux ou trois brochures dé- « braillées, relatives à Pie IX et au pouvoir tempo- « rel, deux ou trois volumes déguenillés de romans, « un panégyrique de Jeanne d'Arc... et quelques « ouvrages de dévotion pour dames du monde' ». On peut nous raconter que c'est la faute aux Jésuites, éducateurs des jeunes ducs grâce à la loi Falloux; on peut crier à la frivolité croissante des hautes cla^^ses ; pour peu que l'on raisonne au lieu de gémir, il faut tenir compte de la nature révolu- \. IIislou'eCoulenipf)r((liie,\'Aiincin( (/'.ii/irllii/sle, par M. Anatule FuANCE, p. l'i, 75, 7G (Pariri, Calmann LOvy). 50 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE tionnaire ou ccnaculaire des Lettres du siècle der- nier. La bonne société d'un vaste pays ne peut rai- sonnablement donner son concours actif à un tissu de déclamations anarchiques ou de crypto- grammes abstrus. Elle est faite exactement pour encourager tous les luxes, sauf celui-là. Le sens national, l'esprit traditionnel était deux fois choqué par ces nouvelles directions de l'intelligence : il n'est point permis d'oublier que les Lettres fran- çaises furent jadis profondément conservatrices, alors même quelles chantaient des airs de fronde ; favorables à la vie de société, alors qu'elles péné- traient le plus secret labyrinthe du cœur humain. a. Le progrès matériel et ses répercussions L'Intelligence rencontrait, vers le même temps, son adversaire définitif dans les forces que les dé- couvertes nouvelles tiraient du pays. Ces forces sont évidemment de l'ordre matériel. Mais je ne sais pourquoi nos moralistes affectent le mépris de cette matière, qui est ce dont tout est formé. Le seul mot de progrès matériel les effa- rouche. Les développements de l'industrie, du commerce et de l'agriculture, sous l'impulsion de la science et du machinisme, l'énorme translation économique qu'ils ont provoquée, Tessor financier qui en résulte, l'activité générale que cela repré- sente, l'extension de la vie, la multiplication et l'accroissement des fortunes, particulièrement des fortunes mobilières, sont des faits de la qualité la plus haute. On peut les redouter pour telle et telle de leurs conséquences possibles. Plus on examine ces faits en eux-mêmes, moins on trouve qu'il y ait lieu de leur infliger un blâme quel- conque ou de les affecter du moindre coefficient de mélancolie. Car d'abord ils se moquent de nos sentiments et de nos jugements, auxquels ils échappent par définition. Puis, dans le cas où on leur prête- rait une vie morale et une conscience personnelle, on s'aper(;oit qu'ils sont innocents de la faute qu'on 52 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE leur impute. Elle ne vient pas d'eux, mais de Tordre mauvais sous lequel ils sont nés, des lois défec- lueuses qui les ont régis, d'un fâcheux état du pays et surtout de la niaiserie des idées à la mode. Combinés avec tant d'éléments pernicieux, c'est merveille que d'aussi grands faits n'aient point déterminé des situations plus pénibles. Ils ne ren- contraient ni institutions, ni esprit public. A peine des mœurs. L'organe mental et politique, destiné à les diriger, ou leur manquait totalement ou s'employait à les égarer méthodiquement. De là beaucoup de vices communs à toute force dont l'éducation n'est point faite, et qui cherche en tâtonnant ses régulateurs. Une force moindre se fût perdue dans cette recherche, qui continue encore énergiquement aujourd'hui. L'organisation du tra- vail moderne et des atlaires modernes n'existe pas du tout; mais ce travail éparpillé et ces affaires en désordre témoignent de l'activité fiévreuse du temps : orageux gâchis créateur. Il crée, depuis cinquante ans, d'immenses ri- chesses, en sorte que le niveau commun de la consommation générale s'accroît, que l'argent cir- cule très vite, que les anciennes réserves de capi- tal se détruisent si l'on n'a soin de les renouveler. Les besoins augmentent de tous côtés et ils se satis- font autour de nous si largement, que, surtout dans les villes, l'on sent une mauvaise honte à rester en dehors de ce mouvement général. D'un bout à l'autre de lanation, la première simplicité de viedisparaît. Qui possède est nécessairement amené à prendre sa part des infinies facilités d'usufruit qui le tentent. Ce n'est pas simple désir de jouir, ni simple plaisir LA DIFFICULTÉ 53 h jouir ; c'est aussi habitude, courant de vie, en- traînante contagion. Ce progrès dans le sens de l'abondance ne pouvait d'ailleurs se produire sans de nombreuses promotions d'hommes nouveaux aux bénéfices de la vie la plus large, ces promus ne pouvaient manquer aux habitudes de faste un peu insolent qui, de tout temps, les ont marqués. Mais, trait bien propre à ce temps-ci, le faste n'est plus composé, comme autrefois, d'un certain nombre de superlluités faciles à dédaigner ni les objets du luxe proprement dit. Le nouveau luxe en son prin- cipe fut un accroissement du confortable, un amé- nagement plus intelligent de la vie, le moyen de valoir plus, d'agir davantage, la multiplication des facilités du pouvoir. Pour prendre un exemple, com- parez donc un riche d'aujourd'hui en état de se déplacer à sa guise à cet homme prisonnier du coin de son feu par économie ou par pauvreté; la faculté de voyager instituera bientôt des différences personnelles : bientôt, au bénéfice du premier, que de supériorités écrasantes ! On se demande ce que fût devenue l'ancienne société française si elle s'en était tenue à ses vieilles muuirs. Ou se résorber dans les rangs inférieurs, ou se plier à la coutume conquérante, elle ne put choi- sir qu'entre ces deux pai'tis. Pour se garder et pour conserver crédit ou puissance, il lui fallut adopter à bien des égards la manière éclatante des par- venus. Le mariage, l'agriculture, certaines indus- tries, et quelquefois telle spéculation heureuse se chargèrent de pourvoir aux besoins qui devenaient disproportionnés. Le Turcaret moderne disposait de 54 LAVENIR DE L'INTELLIGENCE l'avantage du nombre et d'autres supériorités qu'il fit sonner et qui le servirent. 11 arriva donc que l'argent, qui eut jadis pour effet de niveler les distinctions de classe et de société, accentua les anciennes séparations ou plutôt en creusa de toutes nouvelles. Il s'établit notamment de grandes dis- tances entre l'Intelligence française et les repré- sentants de l'Intérêt français, de la Force française, ceux de la veille ou ceux du jour. Une vie aristo- cratique et sévèrement distinguée était née de l'alliance de certaines forces d'argent avec la plu- part des noms de la vieille France : incorporelle de sa nature, incapable de posséder ni d'adminis- trer l'ordre matériel, l'Intelligence pénètre en visi- teuse cette nouvelle vie et ce monde nouveau, elle peut s'y mêler, et même y fréquenter ; elle com- mence à s'apercevoir qu'elle nen est poi?it. 12. Le barrage Voici donc la situation. L'industrie et son machinisme ont fait abonder lari- chesse, et la riciiesse acompliquo la vie matérielledes hautes classes françaises. Cette vie est donc devenue de plus en plus différente de la vie des autres classes. Dilférence qui tend encore à s'accentuer. Les besoins satisfaits établissent des habitudes et engendrent d'autres besoins. Besoins nouveaux de plus en plus coûteux, habitudes de plus en plus recherchées, et qui Unissent par établir des barrages dont l'impor- tance augmente. Tantôt rejetés en deçà de cette limite, tantôt emportés par dessus, les individus qui y passent se succèdent avec plus ou moins de rapidité; en dépit de ces accidents personnels, les distances sociales s'allongent sans cesse. Ni au- jourd'hui ni jamais, la richesse ne suffit à c/rt.s.sT/' un homme : Qiais, aujourd'hui plus que jamais, la pau- vreté le déclasse. Non point seulement s'il est pauvre, mais s'il est de petite fortune et que le parasitisme ou la servitude lui fasse horreur, le mérite intellec7 tuel se voit rejeté et exclu d'un certain cercle de vie. 11 n'en doit accuser ni les hommes, ni les idées, ni les sentiments. Aucun préjugé n'est coupable, ni aucune tradition. C'est la vie gén('rale qui marche d'un tel pas qu'il est absolument hors de ses moyens 56 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE de la suivre, pour peu qu'il veuille y figurer à son honneur. Il la visite en étranger, à litre de cu- rieux ou de curiosité^. Absent pour l'ordinaire, on le traite en absent : cest-à-dire que des mœurs 'qui se fondent sans lui font abstraction de sa personne, de son pouvoir, de sa fonction. On l'ignore, et c'est en suite de l'ignorance dans laquelle il a permis de le laisser qu'on en vient à le négliger. De la négligence au dédain, ce n'est qu'une nuance que la facilité et les malignités de la conversation ont fait franchir avant que personne y prenne garde. Au temps où la vie reste simple, la distinction de rintelligence affranchit et élève même dans l'ordre matériel; mais, quand la vie s'est compliquée, le jeu naturel des complications ôte à ce genre de mérite sa liberté, sa force : il a besoin pour se pro- duire d'autre chose que de lui-même et, justement, de ce qu'il n'a pas. Les intéressés, avertis parles regards et par les ru- meurs, en conviennent parfois entre eux. Mais leur découverte est récente, parce que d'autres phéno- mènes, plus anciens et tout contraires en apparence, empêchaient de voir celui-ci. Examinons ces apparences qui ne trompent plus. 1. C'est la condition des écrivains mariés qui permettrait d'ap- précier avec la rigueur nécessaire le sens de cette distinction. La Bruyère disait, ce qui cessa peut-être d'être absolument vrai dans une courte période, à l'apogée de ITutelIigence, et ce qui redevient d'une vérité chaque jour plus claire : « Un homme libre et qui n'a point de femme, s'il a quelque esprit, peut s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens : cela est moins facile à celui qui est engagé : il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre. » Et, si cela redevient vrai, il faut donc que des ordres tendent à se con- solider ? Tout l'indique. 13. L'industrie littéraire Pour les mieux voir, supposons-nous plus jeunes d'un siècle' et demi environ. Supposons que, dans la seconde moitié du xviii' siècle, le monde des ducs de Brécé, avec la clientèle à laquelle ils donnaient le ton de la mode, se fût détourné des plaisirs de littérature et de philosophie. Cette défaveur se serait traduite tout aussitôt par ce que nous appellerions aujourd'hui une crise de librairie. Constatons que rien de pareil ne s'est produit de nos jours, sauf depuis une dizaine d'années et pour des causes qui n'ont guère à voir avec tout ceci ; dans la seconde moitié du xix" siècle, les personnes de qualité ont pu renoncer au livre ou se mettre à lire plus molle- ment sans. que la librairie en fût impressionnée. Ces personnes ne forment donc plus qu'un îlot négli- geable dans l'énorme masse qui lit. Et cette masse lit parce qu'elle a besoin de lire, d'abord en vertu des conditions nouvelles de la vie qui l'ont obligée à apprendre à lire. Ayant appris à lire, elle a dû chercher dans cette acquisition nou- velle autre chose que le moyen de satisfaire à la nécessité immédiate; elle a demandé à la lecture des émotions, des divertissements, de quoi sortii- du cercle de ses travaux, de quoi se passionner et de quoi jouer. Le genre humain joue toujours avec SCS outils. Et, du fait de ce jeu, ce qu'on appelle 58 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE le public s'est donc trouvé soudainement et infini- ment étendu. L'instruction primaire, la caserne, le petitjournal paraissent des institutions assez solides pour qu'on soit assuré de la consistance et de la perpétuité de ce public nouveau. Il s'étendra peut- être encore. Dans tous les cas, aussi longtemps que la civilisation universelle subsistera dans les grandes lignes que nous lui voyons aujourd'hui, la lecture ou une occupation analogue est appelée à demeurer l'un de ses organes vitaux. On pourra simplifier et généraliser les modes de lecture, au moyen de graphopliones perfectionnés. L'essentiel en demeu- rera. 11 subsistera, d'une part, une foule attentive, ce qui ne veut pas dire crédule ni même croyante, et, d'autre part, des hommes préposés à la rensei- gner, à la conseiller et à la distraire. Un débouché immense fut ainsi offert à la nation des écrivains. Bien avant le milieu du siècle, ils se sont aperçu qu'on pouvait fonder un commerce, et la littérature dite industrielle s'organisa. On usa de sa plume et de sa pensée, comme de son blé ou de son vin, de son cuivre ou de son charbon. Vivre en écrivant devint « la seule devise », observait le clairvoyant Sainte-Beuve'. Le théâtre et le roman 1. Bien qu'un peu polémif[ue de ton, l'article de Sainte-Beuve sur la Littérature industrielle contient des vues de propliète. On le trouvera au deuxième volume des Portraits contemporains (Paris, Calniann Lévy). « De tout temps, la littérature industrielle aexisté. Depuis (ju'on imprime surtout, on a écrit pour vivre. . En général pourtant, surtout en France, dans le cours du xvii' et du xviir siècle, des idées de liberté et de désintéressement étaient à bon droit atta- chées aux belles œuvres.» On avait sous la Restauration gardé des « habitudes généreuses ou spécieuses », un « fonds de préjugés un peu délicats »; «mais, depuis, l'organisation purement mercantile a prévalu, surtout dans la presse». « Ensemble dont l'impression est douloureuse, dont le résultat révolte de plus en plus. » La pensée LA DIFFICULTE 59 surtout passèrent pour ouvrir une fructueuse car- rière. Mais la poésie elle-même distribua ce qu'on appelle la richesse, puisqu'elle la procura simul- tanément à Lamartine et à Hugo. Ni Alexandre Dumas, ni Zola, ni Ponson du Terrail, dont les profits furent donnés pour fantastiques, n'ont dépassé sur ce point les deux grands poètes. La vraie gloire étant évaluée en argent, les succès d'argent en reçurent, par une espèce de reflet, les fausses cou- leurs de la gloire. «st «altérée », Texpression en est « dénaturée », voilà le sentiment de Sainte-Beuve, dès 1839. 14. Très petite industrie En tout cas, ces succès permirent à l'homme de lettres de se dire qu'il assurait désormais son indé- pendance, ce qui est théoriquement possible, quoique de pratique assez diOicile; mais, quand il se flattait de maintenir ainsi la prépondérance de sa personne et de sa qualité, il se heurtait à l'impossible. La faveur d'un salon, d'un grand personnage, d'une classe puissante et organisée, constituait jadis une force morale qui n'était pas sans solidité ; cela représentait des pouvoirs définis, un concours éner- gique, une protection sérieuse. Au contraire, que signifient les cent mille lecteurs de M. Ohnet, sinon la plus diffuse et la plus molle, la plus fugitive et la plus incolore des popularités? Un peu de bruit matériel, rien de plus, sinon de l'argent. Comptons-le, cet argent. Nous verrons qu'il est loin de constituer une force qui permette à son pos- sesseur d'accéder à la vie supérieure de la nation, de manière à ne rencontrer, dans sa sphère nouvelle, que des égaux. H se heurtera constamment à des puissances matérielles infiniment plus fortes que la sienne. Les sommes d'argent que représente son gain peuvent être considérables, soit à son point de vue, soit à celui de ses confrères. Mais l'argen- tier de profession, qui est à la tète de la société LA DIFFICULTE . 61 moderne, ne peut que les prendre en pitié'. Un moraliste- qui se montre pénétrant toutes les fois que, laissant à part ses systèmes, il se place devant les choses, M. Georges Fonsegrive, a remar- qué que le plus gros profit de Tindustrie litté- raire de notre temps est revenu à M. Emile Zola, Mais ce profit, évalué au chifTre de deux ou trois millions, est de beaucoup inférieur à la moyenne des bénéfices réalisés dans le môme temps, et à succès égal, par les Zola du sucre, du coton, du chemin de fer. C'est par dizaines de millions que se chiffre en effet la fortune du grand sucrier, ou du grand métallurgiste. En tant qu'affaire pure, la littérature est donc une mauvaise affaire et les littérateurs sont de très petits fabricants. 11 est même certain que, les Zola des denrées coloniales et de la pharmacie réalisant des bénéfices dix et cent fois supérieurs à ceux des Menier et des Géraudel de la littérature, ces derniers sont condamnés à subir, toujours au point de vue argent, ou le dé- dain, ou la protection des premiers. La hauteur à laquelle les parvenus de l'industrie proprement dite auront placé leur vie normale dépassera toujours le niveau accessible à la maigre industrie littéraire. La médiocrité est le partage des meilleurs mar- chands de copie. S'ils s'en contentent, ils gagnent de rester entiers, mais ils se retirent d'un monde où leur fortune ne les soutient plus. Ils s'y laissent donc oublier et perdent leur rang d'autrefois. Ils le perdent encore s'ils se décident à rester, malgré 1. La page qu'on va lire a été publiée en 1003; j'ai cru devoir n'y rien ciianger. 62 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE liiifériorité de leurs ressources : ils reviennent à la servitude, au parasitisme, à la déconsidération, bref à tout ce qu'ils se flattaient d'éviter en vivant de» produits de leur industrie : mais ils n'y auront plus le rang honorable des parents pauvres que Ton aide, ce seront des intrus qu'on subventionne par sottise ou par terreur. Et voilà bien, du reste, ce que craignent les plus indépendants; ils mettent toute leur habileté, toute leur souplesse à s'en défendre. Pendant que l'on envie l'autorité mondaine ou le rang social conquis d'une plume féconde, ces heureux parvenus de la littéra- ture ne songent souvent qu'au problème difficile de concilier le souci de leur dignité et le montant de leur fortune avec les exigences d'un milieu social qu'il leur faut parfois traverser. Exercice assez comparable à celui qui consiste à couvrir d'encre noire les grisailles d'un vieux chapeau et qui n'est ni moins laborieux ni moins compliqué. Oblique prolongement de la vie de bohème. 1."). Le sociaiisme On me dit que le socialisme arrangera tout. Lorsque le mineur deviendra propriétaire de la mine, l'homme de lettres recevra la propriété des instruments de publicité qui sont affectés à son industrie ; il cessera d'être exploité par son libraire; son directeur de journal ou son directeur de revue ne s'engraisseront plus du fruit de ses veilles, le produit intégral lui en sera versé. Devant ce rêve, il est permis d'être sceptique ou d'être inquiet. Je suis sceptique, si la division du travail est maintenue : car, de tout temps, les Ordres actifs, ceux qui achètent, vendent, rétribuent et encaissent, se sont très largement payés des peines qu'ils ont prises pour faire valoir les travaux des pauvres Ordres contemplatifs; s'il y a des libraires ou des directeurs dans la chiourme socialiste, ils feront ce qu'ont fait leurs confrères de tous les temps : avec justice s'ils sont justes, injustement dans l'autre cas, qui n'est pas le moins naturel. Mais, si l'on m'annonce qu'il n'y aura plus ni libraires ni directeurs, c'est pour le coup que je me sentirai inquiet : car qu'est-ce qui va m'ar- river? Est-ce que le socialisme m'obligera à devenir mon propre libraire? Serai-je en même temps écrivain, directeur de journal, directeur de revue, et, dieux du ciel ! maître-imprimeur? J'honore ^4 L'AVENIR DE LINTELLIGENCE ces professions. Mais je ne m'y connais ni aptitude, ni talent, ni goût, et je remercie les personnes qui veulent bien tenir ma place dans ces fonctions et s'y faire mes intendants pour l'heureuse décharge que leur activité daigne me procurer; la seule chose que je leur demande, quand traités sont si- gnés et comptes réglés, est de faire au mieux leurs affaires, pour se mêler le moins possible de la mienne qui n'est que de mener à bien ma pensée ou ma rêverie. Ces messieurs ne feraient rien sans nous, assu- rément! Mais qu'est-ce que nous ferions sans eux? L'histoire entière montre que, sauf des exceptions aussi merveilleuses que rares, les doux classes, les deux natures d'individus sont tranchées et irréduc- tibles l'une à l'autre. Ne les mêlons pas. Un véri- table écrivain doué pour faire sa fortune sera toujours bien distancé par un bon imprimeur ou un bon marchand de papier également doué pour le même destin. Le régime socialiste ne peut pas changer grand'chose à cette loi de la nature : il y a là, non point des quantités fixées qui peuvent varier avec les conditions économiques et politiques, mais un rapport psychologique qui se maintient quand les quantités se déplacent. Qu'espèrent les socialistes de leur système ? Un peu plus de justice, un peu plus d'égalité? je le veux. Mais, que la justice et l'égalité abondent ou bien qu'elles se raréfient dans la vie d'un Etat, le commerçant reste commerçant, le poète, poète : pour peu que celui-ci s'absente dans son rêve, il perd un peu du temps que l'autre continue d'utiliser à courir l'or qu'ils cherchent ensemble. L'or socia- LA DIFFICULTÉ 6") liste demeure donc aux doigts du commerçant socia- listedontle poète socialiste reste assez démuni. 11 faut laisser la conjecture économique, qui ne saurait changer les cœurs, en dépit des braves prophéties de Benoit Malon. Il faut revenir au présent. 16. V homme de lettres Devenue Force industrielle, l'Intelligence a donc été mise en contact et en concurrence avec les Forces du même ordre mais qui la passent de beau- coup comme force et comme industrie. Les intérêts que représente et syndique l'Intelligence s'éva- luant par millions au grand maximum, et les inté- rêts voisins par dizaines et par centaines de mil- lions, elle apparaît, à cet égard, bien débordée. Ce n'est point de ce côté-là qu'elle peut tirer avan- tage, ni seulement égalité. Tout ce que l'on observe de plus favorable en ce sens, c'est que, de nos jours, un écrivain adroit et fertile ne manquera pas de son pain. Comme on dit chez les ouvriers, l'ouvrage est assuré. 11 a la vie à peu près sauve et, s'il n'est pas trop ambitieux de parvenir, de jouir ou de s'enrichir, si, né im- pulsif, tout pétri de sensations et de sentiment, son cœur-enfant de qui dépend l'effort cérébral quo- tidien, est assez fort pour se raidir contre les ten- tations ou réagir contre les dépressions ou contre les défaites, il peut se flatter de rester, sa vie du- rant, propriétaire de sa plume, maître d'expri- mer sa pensée. Je ne parle que de sa condition présente en 1905. Elle peut devenir beaucoup plus dure avec le temps. Aujourd'hui, elle est telle : débouchés assez vastes LA DIFFICULTE 67 pour assurer sa subsistance, assez variés pour n'être point trop vite entraîné au mensonge et à l'in- trigue alimentaires. Aucun grand monopole n'es t encore fondé du côté des employeurs ; du côté des employés, aucun syndicat n'a acquis assez de puis- sance pour imposer une volonté uniforme. Mais gare à demain. ASSERVlSSEMEiNT 17. Conditions de rindépendance Non contentes, en effet, de vaincre rintelligence par la masse supérieure des richesses qu'elles pro- créent, les autres Forces industrielles ont dû songer à l'employer. C'est le fait de toutes les forces. Impossible de les rapprocher sans qu'elles cherchent à s'asservir l'une l'autre. Une sollicitation permanente s'établit donc, comme une garde, aux approches de l'écrivain, en vue de le contraindre à échanger un peu de son franc-parler contre de l'argent. Et l'écrivain ne peut manquer d'y céder en quelque mesure, soit qu'il se borne à grever légèrement l'avenir par des engagements outrés, soit qu'il laisse fléchir son goût, ses opi- nions devant hi puissance financière de son journal, de sa revue ou de sa librairie: mais, qu'il sacrifie les exigences et la fantaisie de son art ou qu'il aliène une parcelle de sa foi, l'orgueilleux qui se proposait de mettre le monde à ses pieds se trouve aussitôt prosterné aux pieds du monde. L'Argent vient de le traiter comme une valeur et de le payer; mais il vient, lui, de ni'gocier comme une valeur ce qui ne ASSKRVISSEMENT 69 saurait se chiffrer en valeurs de cette nature; il est donc en train -de perdre sa raison d'être, le secret de sa force et de son pouvoir, qui consistent à n'être déterminés que par des considérations du seul ordre intellectuel. Sa pensée cessera d'être le pur miroir du monde et participera de ces simples échanges d'action et de passion, qui forment la vie du vulgaire. La seule liberté qui soit sera donc menacée en lui; en lui, l'esprit humain court un grand risque d'être pris. 11 peut même lui arriver de se faire prendre par un fallacieux espoir de se délivrer : les sommes qu'on lui offre ne sont-elles point le nerf de sa li- berté? Riche, il sera indépendant. Il ne voit pas que ce qu'il nomme la richesse sera toujours senti par lui, en comparaison avec son milieu, comme étroite indigence et dure pauvreté. Il peut être con- duit, par ce procédé, d'aliénation en aliénation nouvelle, à l'entière vente de soi. L'indépendance littéraire n'est bien réalisée, si l'on y réfléchit, que dans le type extrême du grand seigneur placé par la naissance ou par un coup de la fortune au-dessus des influences et du besoin (un La Hochefoucauld, un Lavoisier, si l'on veut), et dans le type correspondant du gueux soutenu de pain noir, désaltéré d'eau pure, coucliant sur un grabat, chien comme Diogène ou ange comme saint Fran- çois, mais trop occupé de son rêve, et se répétant trop sou unum nfccssdriiim pour entrevoir qu'il mau(jue des commodités de la vie. Pour des rai- sons diverses, ils sont libres, étant sans besoins, tous les deux. Ils pensent pour penser et écrivent pour leur plaisir. Ils ne connaissent aucune autre 70 L'AVENIR DE L INTELLIGENCE joie profonde. Pour ceux-là, les seuls dans le vrai, écrire est peut-être un métier. Ce ne sera jamais une profession. Ces âmes vraiment affranchies comprennent assez mal ce qu'on veut entendre par les mots de traité, de marché ou de convention en littérature. Qu'on échange un livre contre de l'or, la commune me- sure qui préside à ce troc n'apparaît guère à leur jugement. Elles ont, une fois pour toutes, dis- tingué de la vie pratique l'existence spéculative, celle-ci à son point parfait. Belles vies, qui sont menacées de plus en plus! Moins encore par cette faiblesse des caractères qu'on ne saurait être étonné de trouver chez des hommes qui font profession de rêver, que par la souple activité des industriels qui battent leur mon- naie avec du talent. Du moment que l'Intelligence est devenue un capital et qu'on peut l'exploiter avec beaucoup de fruit, des races d'hommes devaient naître pour lui faire la chasse, car on y a le plus magnifique intérêt. 18. L'autre marché Bien des lettrés ressentent un charme vaniteux à se dire qu'ils sont Tobjet d'aussi vives poursuites. Ces profondes coquettes s'imaginent triompher de nos pronostics. — Gomment nierez-vous sans gageure l'impor- tance d'une profession si courue? Comment oser parler de la décadence d'un titre qui est « de- mandé » au plus haut cours? Certes nous valons mieux que tous les chiffres alignés ; mais, même de ce point de vue, notre valeur marchande ne laisse pas de nous rassurer contre l'avenir. ... Ce qui revient à dire : — Valant très cher, nous sommes à l'abri de la vente; étant fort recherchés, n'étant exposés à nous vendre qu'à des prix fous, nous sommes défendus du soupçon de vénalité... Eh ! c'est cette recherche de la denrée intellec- tuelle sur un marché économique qui fait le vrai péril de l'Intelligence contemporaine. Péril qui parait plus pressant quand on observe qu'elle est aussi demandée de plus en plus et répandue de mieux en mieux sur un autre marché : le marché de la politique. 19. Ancilla plontocratiœ En effet, par suite de cent ans de RcH'oliition, la masse décorée du titre de public s'estime revêtue de la souveraineté en France. Le public étant roi de nom, quiconque dirige l'opinion du public est le roi de fait. C'est l'orateur, c'est l'écrivain, dira-t-on au premier abord. Partout oii les institutions sont devenues démocratiques, une plus-value s'est pro- duite en faveur de ces directeurs de l'opinion. Avant l'imprimerie, et dans les Etats d'étendue médiocre, les orateurs en ont bénéficié presque seuls. Depuis l'imprimerie et dans les grands Etals, les orateurs ont partagé leur privilège avec les publicistes. Leur opinion privée fait l'opinion publique. Mais, cette opinion privée, reste à sa- voir qui la fait. La conviction, la compétence, le patiiotisnie, répondra-l-on, pour un certain nombre de cas. Pour d'autres, plus nombreux encore, l'ambition person- nelle, l'esprit de parti, la discipline du parti. En d'autres enfin, ?)io}/is nombreux quon ne le dit et plus nombreux quon ne le croit^ la cupidité. Dans tous les cas sans exception, ce dernier fadeur est possible, il peut être évoqué ou insinué. Nulle opinion, si éloquente et persuasive qu'on la suppose, n'estabsolument défendue contre le soup- ASSERVISSEMENT 73 çon de céder, directement ou non, à des influences d'argent. Tous les faits connus, tous ceux qui se dé- couvrent conspirent de plus en plus à représenter la puissance intellectuelle de l'orateur et de l'e'cri- vain comme un reflet des puissances matérielles. Le désintéressement personnel se préjuge parfois; il ne se démontre jamais. Aucun certificat ne rendra à l'Intelligence et, par suite, à l'Opinion l'apparence de liberté et de sincérité qui permet- trait à l'une et à l'autre de redevenir les reines du monde. On doute de leur désintéressement, c'est un fait, et, dès lors, l'Intelligence et l'Opinion peuvent ensemble procéder à la contrefaçon des actes royaux: c'en est fait pour toujours de leur royauté intellectuelle et morale. Elles seront toujours exposées à paraître ce qu'elles ont été, sont et seront souvent, les organes de rinduslrie, du Commerce, de la Finance, dont le concours est exigé de plus en plus pour toute œuvre de publicité, de librairie, ou de presse. Plus donc leur influence nominale sera accrue par les progrès do la démocratie, plus elles perdront d'ascendant réel, d'autorité et de respect. Un écri- vain, un publiciste donnera de moins en moins son avis, dont personne ne ferait cas: il procédera par insinuation, notation de rumeurs « tendan- cieuses », de nouvelles plus ou moins vraies. On l'écoutera par curiosité. On se laissera persuader machinalement, mais sans lui accorder l'estime. On soupçonnera trop qu'il n'est pas libre dans son action et qu'elle est « agie » par des ressorts in- férieurs. Le représentant d<' l'Iulelligence sera tenu pour serf, et de maîtres infâmes. Un pénétrant 74 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE critique notait, au milieu du siècle écoulé, que la tête semblait perdre de plus en plus le gouvernement des choses. Il dirait aujourd'hui que les hommes sont de plus en plus tirés par leurs pieds. 20. Vénalité ou /rahisofi Un fanatisme intempéré }Dose vite ses conclu- sions. Tout ce qui lui échappe ou lui déplaît s'ex- plique avec limpidité par les présents du roi de Perse. L'étude des faits donne souvent raison à cette formule simpliste, qui a le malheur de s'appliquer à Lort et à travers. Lors même qu'elle est juste, cette explication n'est pas toujours suffi- sante. Deux exemples, choisis dans une même période historique, peuvent éclaircir cette distinction. 11 est certain que les campagnes de presse faites en France pour l'unité italienne furent stimulées par de larges distributions dor anglais; mais, si caractéristique que soit le fait au point de vue de la politique européenne, il mérite à peine un regard de l'historien philosophe, qui se demandera simplement quel intérêt avait V Angleterre à ceci. Tout ce que nous savons de la direction de l'esprit public en France, de 1852 à 1859, et des disposi- tions personnelles de Napoléon III, montre bien que, même sans or anglais, l'opinion nationale se serait agitée en faveur de u la pauvre Italie ». Les germes de l'erreur étaient en suspension dans l'at- mosphère du temps ; le problème, une fois posé, ne pouvaitêtre résolu que d'une façon par la France du milieu du siècle. On peut aller jusqu'à penser 76 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE que la finance anglaise faillit commettre un gaspil- lage : cette distribution accomplie au moment pro- pice, appliquée aux meilleurs endroits, n'eut d'autre elTet que de faciliter leur expression aux idées, aux sentiments, aux passions qui s'ofTraient de tous les cotés. Peut-être aussi la cavalerie de Saint-Georges servit-elle à mieux étouffer la noble voix des Veuillot et des Proudhon, traités d'ennemis du progrès. L'opinion inavchant toute seule, on n'avait qu'à la soutenir. Elle fut bien moins spontanée, lors de la guerre austro-prussienne. Certes, la presse libérale gardait encore de puissants motifs de réserver toute sa faveur à la Prusse, puissance protestante en qui revivaient, disait-on, les principes de Voltaire et de Frédéric. Le germanisme romantique admirait avec complaisance les efforts du développement berlinois. Cependant le mauvais calcul politique commençait d'apparaître : il apparaissait un peu trop. Plusieurs libéraux dissidents, qu'il était diffi- cile de faire appeler visionnaires, sentaient le péril, le nommaient clairement à la tribune et dans les grands journaux. Ici, le fonds reptilien formé par M. de Bismarck s'épancha. La Prusse eut la paix tant qu'elle paya, et, quand elle voulut la guerre, elle supprima les subsides. Rien n'est mieux établi que cette participation de publicistes français, nom- breux et influents, au budget des Affaires étrangères prussiennes. Fût-ce un crime absolument? Ne forçons rien et, pour comprendre ce qu'on put allier de sottise à ce crime, souvenons-nous de ce qu'était la Prusse, surtout de ce qu'elle semblait être, entre 18G0 ASSERVISSEMENT et 1870. Le publiciste français qui en ce momont toucherait {cesile mol propre) àrambassade d'Allo- magne ou d'Angleterre se jugerait lui-même un traître. Mais une mensualité portugaise ou hollan- daise ou, comme naguère encore, transvaalienne, serait-elle afYeclce du môme caractère dans une conscience qu'il faut bien établir au niveau moyen de la moralité d'aujourd'hui? Peut-être enfin que recevoir une mensualité du tsar ou du pape lui paraîtrait, je parle toujours suivant la môme moyenne, œuvre pie ou patriotique. Et le Japon? Doit-on recevoir du Japon? Gela pouvait se discu- ter l'année dernière. La Prusse de 1860 était une sorte de Japon, de Hollande, en voie de grandir. Beaucoup acceptèrent ses présents avec plus de légèreté, d'irréflexion, de cupidité naturelle que de scélératesse. C'est un fait qu'ils les acceptèrent; si le mora- liste incline à l'excuse, le politique constate avec épouvante que de simples faits de cupidité privée retentirent cruellement sur les destinées nationales. On peut dire : la vénalité de notre presse fut un élément de nos désastres français. L'étranger pesa sur l'Opinion française par l'intermédiaire de l'In- telligence française. Si celle Opinion ne réagit point aoant S-àdowdi, si, après Sadowa, elle n'imposa point une politique énergique à l'empereur, c'est ù l'Intel- ligence mue par l'argent, parce qu'elle était sensible à l'argent, qu'en remonte toute la faute. Non seu- lement l'Intelligence ne fit pas son métier d'éclairer et d'orienter les masses obscures : elle fit le con- traire de son métier, elle les trompa. 21 . Responsabilités divisées On se demande seulement jusqu'à quel point rintelligence d'un pays est capable de discerner, par elle-même, en quoi consistent son métier et ses devoirs. On peut déclamer contre la Presse sans Patrie. Mais c'est à la Patrie de se faire une Presse, nullement à la Presse, simple entre- prise industrielle, de se vouer au service de la Patrie. Ou plutôt. Patrie, Presse, tout cela est de la pure mythologie! Il n'y a pas de Presse, mais des hommes qui ont de l'influence par la Presse, et nous venons de voir que, étant hommes et simples particuliers, ils sont menés en général par des intérêts privés et immédiats. Beaucoup d'entre eux purent traiter avec les amis de Bismarck, comme ils traiteraient aujourd'hui avec les envoyés du roi de Roumanie ou de la reine de Hollande. L'étourderie, le manque de sens politique suffisait à les retourner presque à leur insu contre leur pays. Si Tondit que le patriotisme les obligeait à ne pas faire les étourdis et à se garder vigilants, je répondrai que le patriotisme ne se fait pas éga- lement sentir à tous les membres d'une même Patrie. Pour quelques-uns, il est le centre même de la vie physique et morale ; pour d'autres, c'en est un accessoire à peine sensible : il faut des maux publics immenses pour en avertir ces derniers. ASSERVISSEMENT 79 Le (Revoir patriotique ne s'impose à tous et tou- jours que dans les manuels ; il s'y impose en théorie, et non pas comme sentiment, comme fait. Dès que nous parlons fait, nous touchons à de grands mys- tères. Une patrie destinée à vivre est organisée de manière à ce que ses obscures nécessités de fait soient senties promptement dans un organe appro- prié, cet organe étant mis en mesure d'exécuter les actes qu'elles appellent; si vous enlevez cet organe, les peuples n'ont plus qu'à périr. L'illusion de la politique française est de croire que de bons sentiments puissent se maintenir, se perpétuer par eux-mêmes et soutenir ainsi d'une façon constante l'accablant souci de l'Etat. Les bons sentiments, ce sont de bons accidents. Ils ne valent guère que dans le temps qu'ils sont sentis : à moins de procéder d'organes et d'institutions, leur source vive qu'il faut alors défendre et main- tenir à tout prix, ils sont des fruits d'occasion, ils naissent de circonstances et de conjonctures heureuses. Il faut se hâter de saisir conjonctures, circonstances, occasions, pour tâcher d'en tirer quelque chose de plus durable. C'est quand les simples citoyens se sont fait, pour quelques instants, une âme royale, qu'ils sont bons à faire des rois. L'invasion normande au ix' siècle, l'invasion an- glaise au xv" n'auraient rien fait du tout si elles s'étaient bornées à susciter ou à consacrer le^ sentiment national en France : leur œuvre utile aurait été, pour la première, de susciter et, pour la seconde, de consacrer la dynastie des rois capétiens, Les revers de l'Allemagne en 18(J6 lui donnèrent le sentiment de sa vigueur. Ce sentiment n'eût servi 80 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE de rien sans les deux fortes Maisons qui l'utili- sèrent, l'une avec Metternich, et l'autre avec Bis- marck. Nous ne manquions pas de patriotisme. Il nous manquait un Etat bien constitué. Un véritaljle Etat français aurait su faire la police de sa Presse et lui imprimer une direction convenable; mais, en sa qualité d'Etat plébiscitaire, l'empire dépendait d'elle à quelque degré. Il ne pouvait ni la surveil- ler ni la tempérer véritablement. Elle était deve- nue force industrielle, machine à gagner de l'argent et à en dévorer, mécanisme sans moralité, sans patrie et sans cœur. Les hommes engagés dans un tel mécanisme sont des salariés, c'est-à-dire des serfs, ou des financiers, c'est-à-dire des cosmopolites. Mais les serfs sont toujours suffisamment habiles pour se tromper ou se rassurer en conscience quand l'intérêt leur a parlé; les financiers n'ont pas à discuter sur des scrupules qu'ils n'ont plus. Ce n'est pas moi, c'est M. Bergeret qui en a fait la remarque : « les traitants de jadis » différaient en un point de ceux d'aujourd'hui ; « ces effrontés pillards dépouillaient leur patrie et leur prince sans du moins être d'intelligence avec les ennemis du royaume « ; « au contraire », leurs successeurs vendent la France à « une puissance étrangère » : « car il est vrai que la Finance est aujourd'hui une puissance et qu'on peut dire d'elle ce qu'on disait autrefois de l'Eglise, qu'elle est parmi les nations une illustre étrangère^ ». 1. Le Mannequin (/'osier, par Anatole Fhaxcf., p. 240. — -l/i/to J897. - (Paris, Calmann Lévy.) 22. A VEli'aïKjer Force aveugle et llottanto, pouvoir indifférent, également capable de détruire l'Etat et de le servir, vers le milieu du siècle, t hitelluience nationale pou- vait être tournée contre T Intérêt national^ quand l'or étranger le voulait. 11 n'en fut pas tout à fait de même dans les pays où l'Opinion publique ne dispose pas d'une autorité sans bornes précises. Ces gouvernements militaires nommés royautés ou empires et renouvelés par la seule hérédité échappent en leur point central aux prises de l'Argent. En Allemagne ou en Angleterre, l'Argent ne peut pas constituer le chef de l'Etat, puisque c'est la naissance et non l'opinion qui le crée. Quelles que soient les inlluences financières, voilà un cercle étroit et fort qu'elles ne pénétreront pas. Ce cercle a sa loi propre, irréductible aux forces de l'Argent, inaccessible aux mouvements de l'opi- nion : la loi naturelle du Sang. La différence d'ori- gine est radicale. Les pouvoirs ainsi nés fonc- tionnent parallèlement aux pouvoirs de l'Argenl; ils peuvent traiter et composer avec eux, mais ils peuvent leur résister. Ils peuvent, eux aussi, diri- ger l'Opinion, s'assurer le concours de l'intolligenco et la disputer aux sollicitations de l'Argent. Changeons ici notre point de vue. Regardons chez nous du dehors, avec des yeux d'Allemand ou 6 82 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE d'Anglais : si la France du second empire, gouver- nement d'opinion, eut un rôle passif vis-à-vis de l'Argent et se laissa tromper par lui, l'Angleterre et l'Allemagne, gouvernements héréditaires, exer- cèrent sur lui un rùle actif et l'intéressèrent au succès de leur politique. Elles se servirent do lui, elles ne le servirent pas. En le contraignant à peser sur l'Intelligence française, qui pesa à son tour sur l'Opinion française, elles le firent l'avant-garde de leur diplomatie et de leur force militaire. Avant- garde masquée, ne jetant point l'alarme, et d'autant plus à redouter. Même à l'intérieur de l'Allemagne ou de l'Angle- terre, l'argent guidé par la puissance politique héréditaire obtint la même heureuse intluence sur l'Opinion. M. de Bismarck eut ses journalistes, sans lesquels il eût pu douter du succès de ses coups les mieux assénés. Le coup de la dépèche d'Ems suppose la complicité enthousiaste d'une presse nombreuse et docile : il donna ainsi le modèle de la haute fiction d'Etat jetée au moment favo- rable, et calculée pour éclater au point sensible du public à soulever. Les journalistes démocrates, qui répètent d'un ton vainqueur qu'on n'achète pas l'Opinion, de- vraient étudier chez Bismarck comment on la trompe. 23. L'Etal esclave, mais tyran Heureux donc les peuples modernes qui sont pourvus d'une puissance politique distincte de l'Argent et de l'Opinion ! Ailleurs, le problème n'est peut-être que d'en retrouver un équivalent. Mais ceci n'est pas très facile en France, et l'on voit bien pourquoi : Avant que notre Etat se fût fait collectif et ano- nyme, sans autres maîtres que l'Opinion et l'Ar- gent, tous deux plus ou moins déguisés aux cou- leurs de l'Intelligence, il était investi de pouvoirs très étendus sur la masse des citoyens. Or, ces pou- voirs anciens, l'Etat nouveau ne les a pas déposés, bien au contraire. Les maîtres invisibles avaient intérêt à étendre et à redoubler des pouvoirs qui ont été étendus et redoublés en effet. Plus l'État s'ac- croissait aux dépens des particuliers, plus l'Argent, maître de l'Etat, voyait s'étendre ainsi le champ de sa propre influence ; ce grand mécanisme central lui servait d'intermédiaire : par là, il gouvernait, il dirigeait, il modifiait une multilude d'activit(''s dont la liberté ou l'exti'ème délicatesse échappent à l'Ar- gent, mais n'échappent point à l'Etat. Exemple : une fois maître de l'Etat, et l'Etat ayant mis la main sur le personnel et sur le matériel de la reli- gion, l'Argent pouvait agir par des moyens d'Etat sur la conscience des ministres des cultes et, de g4 L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE là, se débarrasser de redoutables censures. La reli- gion est, en effet, le premier des pouvoirs qui se puisse opposer aux ploutocraties, et surtout une religion aussi fortement organisée que le catholi- cisme : érigée en fonction d'Etat, elle perd une grande partie de son indépendance et, si l'Argent est maître de l'État, elle y perd son franc-parler contre l'Argent. Le pouvoir matériel triomphe sans contrôle de son principal antagoniste spirituel. Si l'État vient à bout d'une masse de plusieurs centaines de milliers de prêtres, moines, religieux et autres bataillons ecclésiastiques, que deviendront devant l'Étal les petites congrégations flottantes de la pensée dite libre ou autonome? Le nombre et lim- portance de celles-ci sont d'ailleurs bien diminués, grâce à l'Université, qui est d'Etat. Avec les moyens dont l'État dispose, une obstruction immense se crée dans le domaine scientifique, philosophique, litté- raire. Notre Université entend accaparer la littéra- ture, la philosophie, la science. Bons et mauvais, ses produits administratifs étouffent donc, en fait, tous les autres, mauvais et bons. Nouveau monopole in- direct au profit de l'État. Par ses subventions, l'Etat régente ou du moins surveille nos différents corps et compagnies littéraires ou artistiques; illesrelieainsi à son propre maître, l'Argent; il tient de la même manière plusieurs des mécanismes par lesquels se pu- blie, se distribue et se propage toute pensée. Eu der- nier lieu, ses missions, ses honneurs, ses décorations lui permettent de dispenser également des primes à la parole et au silence, au service rendu et au coup retenu. Les partis opposants, pour peu qu'ils soient sincères, restent seuls en dehors de cet arrosage ASSERVISSEMENT 85 systématique et continuel. Mais ils sont peu nom- breux, ou singulièrement modérés, respectueux, diplomates : ce sont des adversaires qui ont des raisons de craindre de se nuire à eux-mêmes en causant au pouvoir quelque préjudice trop grave. L'Etat français est uniforme et centralisé : sa bureaucratie atteignant jusqu'aux derniers pupitres d'école du dernier hameau, un tel Etat se trouve parfaitement muni pour empêcher la constitution de tout adversaire sérieux, non seulement contre lui- même, mais contre la ploutocratie dont il est l'expres- sion. L'Etat-Argent administre, dore et décore l'Intel- ligence ; mais il la musèle et l'endort. Il peut, s'il le veut, l'empêcher de connaître une vérité politique et, si elle voit cette vérité, de la dire, et, si elle la dit, d'être écoutée et entendue. Comment un pays connaîtrait-il ses besoins, si ceux qui les connaissent peuvent être contraints au silence, au mensonge ou à l'isolement ? 24. L't'^prit révolutionnaire et l'Argent Je sais la réponse des anarchistes : — Eh bien, on le saura, et on le dira ; l'Opinion libre fournira des armes contre l'Opinion achetée. L'Intelligence se ressaisira. Elle va flétrir cet Ar2:ent qu'elle vient de subir. Ce n'est pas d'aujourd'hui que la ploutocratie aura tremblé devant les tribuns. Nouvelle illusion d'une qualité bien facile! Si des hommes d'esprit ne prévoient aucune autre revanche contre l'Argent que la prédication de quelque Savonarole laïque, les gens d'affaires ont pressenti l'événement et l'ont prévenu. Ils se sont assuré la complicité révolutionnaire. En ouvrant la plupart des feuilles socialistes et anarchistes et en nous informant du nom de leurs bailleurs de fonds', nous vérifions que les plus violentes tirades contre les riches sont soldées par la ploutocratie des deux mondes. A la littérature officielle, marquée des timbres et des contre-seings d'un Etat qui est le prête-nom de l'Argent, répond une autre littérature, qui n'est qu'officieuse encore et que le même Argent commandite et fait circuler. Il préside ainsi aux 1. LHumanilé, de M. Jean Jaurès; V Action, de M. Henry Beren- ger, etc. Dans un autre ordre d'idées, qui confine à celui-ci, le ;< Château du peuple », propriété du groupe « anarchiste » la Coopération d"idées, est dû à la générosité d'un riche capitaliste, demi-juif lyonnais, M. V... ASSERVISSEMENT 87 attaques et peut les diriger. Il les dirige en effet contre ce genre de richesses qui, étant engagé dans le sol ou dans une industrie définie, garde quelque chose de personnel, de national et n'est point la Finance pure. La propriété foncière, le patronat industriel offrent un caractère plus visible et plus offensant pour une masse prolétaire que l'amas invisible de millions et de milliards en papier. Les détenteurs des biens de la dernière sorte en profitent pour détourner contre les premiers les fières impa- tiences qui tourmentent tant de lettrés. Mais le principal avantage que trouve l'Argent à subventionner ses ennemis déclarés provient de ce que l'Intelligence révolutionnaire sort merveilleu- sement avilie de ce marché. Elle y perd sa seule source d'autorité, son honneur: du même coup, ses vertueuses protestations retombent à plat. La Presse est devenue une dépendance de la finance. Un révolutionnaire, M. F*aul Brulat, a parlé récemment de sauver Y indépendance de la Pensée humaine. Il la voyait donc en danger. « La combinai- son financière a tué l'idée, la réclame a tué la cri- tique. » Le rédacteur devient un (( salarié ». « Son rôle est de divertir le lecteur pour l'amener jusqu'aux annonces de la quatrième page ». « On n'a que faire de ses convictions. Qu'il se soumette ou se démette. La plupart, dont la plume est l'unique gagne-pain, se résignent, deviennent des valets. » Aussi, partout « le chantage sous toutes ses formes, les éloges veudus, le silence acheté... Les éditeurs traitent; les théâtres l'eronl bientôt de même. La (■i'ili(jU(' (lraniali(jue tombera comme la critique littéraire. » LAYENIR DE L'INTELLIGENCE M. Paul Brulat ne croit pas à la liberté de la Presse, qui n'existe même point pour les bailleurs de fonds des journaux : « Non, môme pour ceux-ci, elle est un leurre. Un journal, n'étant entre leurs mains qu'une affaire, ne saurait avoir d'autre souci que de plaire au public, de retenir l'abonné^. » Sainte-Beuve, en observant, dès 1839, que la litté- rature industrielle tuerait la critique, commençait à sentir germer en lui le même scepticisme que M. Paul Brulat. Une même loi u libérale », disait-il, la loi Martignac, allégea la Presse « à rendrait de la police et de laj)olitique », « accruila charge indus- trielle des journaux ». Ce curieux pronostic va plus loin que la pensée de celui qui le formulait. Il explique la triste his- toire de la déconsidération de la Presse en ce siècle-ci . En même temps que la liberté politique, chose toute verbale, elle a reçu la servitude économique, dure réalité, en vertu de laquelle toute foi dans son in- dépendance s'efface, ou s'effacera avant peu. Cela à droite comme à gauche. On représentait à un per- sonnage important du monde conservateur que le candidat proposé pour la direction d'un grand jour- nal cumulait la réputation de pédéraste, d'escroc et de maître-chanteur: «Ohî » murmura ce person- nage en haussant les épaules, « vous savez bien qu'il ne faut pas être trop difficile en fait de jourpa- listes ! » L'auteurde ce mot n'est cependant pas duc et pair ! 11 peignait la situation. On discuta jadis de la conviction et de l'honorabilité des directeurs de journaux. On discute de leur surface, de leur sol- 1. Cet article de M. Brulat a paru dans V Aurore du 9 janv. 1903. ASSERVISSEMENT 89 vabilité et de leur crédit. Une seule réalité éner- gique importe donc en journalisme, l'Argent, avec l'ensemble des intérêts brutaux qu'il exprime. Le temps paraît nous revenir oij l'homme sera livré à la Force pure, et c'est dans le pays où cette force a été tempérée le plus tôt et le plus longtemps, que se rétablit tout d'abord, et le plus rudement, cette do- mination. 25. Ldge de fer Une certaine grossièreté passe dans la vie. La situation morale du lettré français en J905 n'est plus du tout ce qu'elle était en 1850. La réputation de l'écrivain est perdue. Ecrire partout, tout signer, n'assumer que la responsabilité de ce que l'on signe, s'appliquer à donner l'impression qu'on n'est pas l'organe d'un journal mais l'organe de sa propre pensée, cela défend à peine du discrédit commun. Si l'on ne cesse pas d'honorer en parti- culier quelques personnes, la profession de journa- liste est disqualifiée. Journalistes, poètes, roman- ciers, gens de théâtre font un monde où l'on vit entre soi; mais c'est un enfer. Les hautes classes, de beaucoup moins fermées qu'elles ne l'étaient autrefois, beaucoup moins difficiles à tous les égards, ouvertes notamment à l'aventurier et a l'enrichi, se montrent froides envers la supériorité de l'esprit. Tout échappe à une influence dont la sincérité et le sérieux font le sujet d'un doute diffamateur. Mais l'écrivain est plus diffame par sa condition réelle que par tous les propos dont il est l'objet. Ou trop haut ou trop bas, c'est le plus déclassé des êtres : les meilleurs d'entre nous se demandent si le salut ne serait point de ne nous souvenir que de notre origine et de notre rang naturel, sans frayer ASSERVISSEMENT 91 avec des confrères, ni avoir souci des mondains. L'expédient n'est pas toujours pratique. Renan disait que les femmes modernes, « au lieu de demander aux hommes des grandes choses, des entreprises hardies, des travaux héroïques », leur demandent « de la richesse, alinde satisfaire un luxe vulgaire ». Luxe vulgaire ou hien désir, plus vulgaire encore, de relations. L'ancien préjugé favorable au mandarinat intel- lectuel conserve sa force dans la masse obscure et profonde du public lisant. 11 ne peut le garder longtemps. La bourgeoisie, où l'amateur foisonne presque autant que dans l'aristocratie, s'affranchit de toute illusion favorable et de toute vénéra- tion préconçue. Son esprit positif observe qu'il y a bien quatre ou cinq mille artistes ou gens de lettres à battre le pavé de Paris en mourant de faim. Elle calcule que, des deux grandes associations professionnelles de journalistes parisiens, l'une comptait en 1806 plus du quart, et l'autre plus du tiers de ses membres sans occupation'. Elle pré- voit un déchet de deux ou trois mille malheureux voués à l'hospice ou au cabanon. Les beaux enthctu- siasmes des lecteurs de Hugo et de Vacquerie pa- raissent donc devoir également lléchir dans la classe moyenne. Ils se perpétuent au di^ssous, dans cette pai'tie du gros peuple où la lecture, l'écriture et ce qui y res- semble, paraît un instrument surnaturel d'élévation et de fortune. Par les moyens scolaires qui lui appartiennent, l'h^lat s'ap|)liquc à prolonger une 1. .l'emprunte ceUe > Voilà les paroles du ■siècle. Tous les enfants du siècle dernier furent plus ou moins asservis à la constatation de ce pré- tendu fait. Bien qu'il fût né dans cette période de crise, le jeune Charles Jundzill (ainsi se nommait l'audi- teur du Collège de France) s'était contraint d'assez honne heure à donner un sens aux mots dont il se servait. Il s'efforça en vain de trouver une signi- fication quelconque à ces termes « gouvernement de l'Examen », et nul esprit normal, dans un des L'ANARCHIE AU XIX= SIÈCLE 107 âges normaux de rhumanité, ne trouverait cette signification, qui n'existe pas. Celui qui examine ne gouverne pas encore ; celui qui gouverne n'examine plus. L'acte propre du gouvernement, l'acte propre de l'examen s'excluent. Un gouvernement peut commencer par s'entourer des lumières de l'exa- meii ; du moment qu'il gouverne, il a pris son parti, l'examen a cessé. De môme, l'examen peut aboutir, par hasard, au gouvernement : tant qu'il reste lui-même, l'examen ne gouverne pas. Et, sans doute, Charles Jiiiidzill voyait bien que l'habitude d'examiner était établie dans son siècle et dans sa propre intelligence; mais il ne voyait pas comment tirer de cette habitude une direction, et son expérience lui montrait en ellet qu'on en tire tout le contraire. « Etrange gouvernement que celui de l'examen! » se dit-il. « Etrange situation mentale et sociale que celle qui consiste à examiner toujours, puis à exa- miner encore ! Etranges esprits qui se décernent mutuellement, ou qui s'attribuent eux-mêmes, les titres de philosophe et de penseur, et dont la vue est à ce point bornée, qu'ils prennent le moijen pour le but, qu'ils rrf/ardc/ii coimnc //' lu-Kultat de la crise Cl' qui iicst que lu crisr ellr-mnm' 1... » Charles Jundzill traduisait ici l'étonnement, le scandale (jue lui causait cette gageure que son siècle tout entier soutenait en matière politique ; mais il en soulVrait à beaucoup d'autres égards. Il en soutirait dans l'organisation de sa vie, carie principe d'exa- men ne fournit non j)Ius aucun moyen (r()i(b)nner la conduite privée; il eu souiïrait encore dans la marche de sa pensée : examiner n'apprend ni à 108 AUGUSTE COMTE choisir, ni ù classer les idées utiles et les idées vraies. Il en souffrait. J'aurais dû dire qu'il en avait souffert, car le malaise personnel de Charles Jund- zill se trouvait déjà dissipé, quand il l'exposait à Auguste Comte dans une lettre^ que je résume et développe d'après les vraisemblances de son état d'esprit. Ce malaise préliminaire, dont la disci- pline positiviste avait eu raison, était éminemment typique et significatif. Il représente avec beaucoup de netteté le malaise qu'ont éprouvé presque tous les esprits qui, nés dans la tradition catholique, sont devenus étrangers à la foi catholique. Charles Jund- zill, originaire de Pologne, était de naissance et de formation purement romaines : avant sa dix-neu- vième année, il avaitconstaté jusqu'à l'évidence son inaptitude à la foi, et surtout à la foi en Dieu, principe et fin de l'organisation catholique. Etait-ce la philosophie, était-ce la science quil'avait réduit à cette impossibilité de croire? Quelle que fut l'inlluence subie par le jeune homme, tel était le fait. Il ne croyait plus, et de là venait son souci. On emploierait un langage bien inexact si l'on disait que Dieu lui manquait. Non seulement Dieu ne manquait pas à son esprit, mais son esprit sentait, si l'on peut s'exprimer ainsi, un besoin rigoureux de manquer de Dieu : aucune interprétation théolo- gique du monde et de l'bomme ne lui était plus supportable. Je n'examine pas s'il avait tort ou rai- son, ni s'il avançait, ni s'il reculait. Il en était là. Seu- lement, Dieu éliminé, subsistaient les besoins intel- \. Auf,'uste Comte a placé cette lettre en tête de la S ijn thèse sub- jective. L'ANARCHIE AU XIX" SIÈCLE 109 lectuels, moraux et politiques qui sout naturels à tout homme civilisé, et auxquels l'idée catholique de Dieu a longtemps correspondu avec plénitude. Charles Jimdzill et ses pareils n'admettent plus de Dieu, mais il leur faut de l'ordre dans leur pensée, de l'ordre dans leur vie, de l'ordre dans la société dont ils sont les membres. Cette nécessité est sans doute commune à tous nos semblables ; elle est particulièrement vive pour un catholique, accoutumé à recevoir sur le triple sujet les plus larges satisfactions. Un nègre de l'Afrique ne sau- rait désirer bien vivement cet état de souveraine ordonnance intellectuelle et morale auquel il n'eût jamais accès. Un protestant, fils et petit-fils de protestants, s'est de bonne heure entendu dire que l'examen est le principe de l'action, que la liberté d'examen est de beaucoup plus précieuse que l'ordre de l'esprit et l'unité de l'âme, et cette tra- dition, fortifiée d'un âge à l'autre, a clfacé de son esprit le souvenir du splendide tout catholique; bien que sujet aux mêmes appétits d'unité et d'ordre que les autres pensées humaines, il n'est pas obsédé de l'image d un paradis perdu : de son désordre même il tire un orgueil bien naïf! Mais, chez les catholiques éloignés de la foi, cette espèce de nostalgie devient parfois si consciente, que les apologistes de leur religion en ont formé un argument d'une extrême vivacité. La vie humaine disent-ils, n'a qu'un axe, faute duquel elle se dissocie et s'écoule. Sans l'unité divine et ses conséquences de discipline et de dogme, l'unité mentalej'unité mo- rale, l'unité politique disparaissent en même temps; elles ne se reforment que sil'on rélablit la première 110 AUGUSTE COMTE unité. Sans Dieu, plus do vrai ni de faux; plus de loi, plus de droit. Sans Dieu, une logique rigou- reuse égale la pire folie à la plus parfaite raison. Sans Dieu, tuer, voler sont des actes d'une inno- cence parfaite ; il n'y a point de crime qui ne devienne indifférent, ni de révolution qui ne soit légitime; car, sans Dieu, le principe de l'examen subsiste seul, principe qui peut tout exclure, mais qui ne peut fonder rien. Le clergé catholique donne le choix entre son dogme, avec la haute orga- nisation qu'il comporte, et ce manque absolu de mesure et de règle qui annule ou qui gaspille l'ac- tivité. Dieu ou rien, c'est l'alternative proposée aux esprits tentés de douter. Quelques-uns qui l'acceptent choisissent nette- ment le rien. Plutôt que d'admettre un point de départ auquel leur esprit se refuse, ils se résignent à la déchéance des institutions et des mœurs. Tel est le cas des natures les moins heureuses, pour les- quelles l'idée de Dieu apparaissait plutôt un frein et une gène qu'un principe excitateur et régulateur. Tel est aussi le cas de natures débiles, promptes au désespoir, chez lesquelles toute ferme habitude, une fois perdue, ne peut plus être remplacée. Charles Jundzill, dont je continue à vous décrire le cas, n'était ni des uns ni des autres. Tout en donnant raison aux prêtres catholiques contre les imbéciles et contre les malades qui profitent du doute philo- sophique pour troublerl'ordre ou pour consentir aux perturbations, il devait nécessairementse prononcer contre cette troisième et cette quatrième classe d'es- prits qui, sans se résigiier au néant ni au mal, quittaient le Dieu catholique sans le quitter. L'ANARCHIE AU XIX' SIÈCLE Ht C'étaient dabord ces marguilliers de l'Examen qui, ayant usé une fois de la Liberté intellectuelle contre l'idée de Dieu, s'entraînaient à penser que cette Liberté, placée sur le trône de Dieu, leur fournis- sait un bon modèle de pensée, de moralité el de civilisation : autant espérer de la hache les services de la boussole ou du niveau. C'était •msuite cette dernière catégorie d'anarchistes qui ont bien quitté le dogme catholique, mais qui en ont maintenu subrepticement toutes les déductions et conséquences d'ordre moral. Nous connaissons en France, en Angleterre et en Russie beaucoup d'athées chrétiens qui cons- truisent une morale, mais craignent de la motiver. Us prescrivent aux hommes une discipline, et celte discipline est « indépendante » de toute conviction, un ensemble de devoirs, et ces devoirs ne sont rat- tachés à aucune foi, un système de dépendances humaines, et l'homme n'y dépend d'aucun système du monde. Mais il faudrait pourtant choisir : ou bien chaque homme est souverain, et n'est assu- jetti qu'à sa volonté propre, ou, s'il est sujet d'une dette, il faut qu'on lui dise pourquoi. Mais la morale libérale refuse énerglquement de justifier ses^ caprices impérieux. « Impératifs hypothétiques! » dit-elle avec dédain. Elle croit nous dicter un Impé- ratif catégorique et absolu. Son bâtiment ne dure qu'au moyen de (|uelques calembours honorables, <{ui recouvrent tant bien que mal les liens réels et forts par lesquels ces esprits tiennent, sans le savoir, à la doctrine qu'ils se llattaient d'al)andonner. Si quelques tètes faibles nous ont foui'ui la preuve de leur mollesse en acceptant le désordre en haine de 112 AUGUSTE COMTE Dieu, celles-ci manifestent un genre équivalent d'impuissance : après avoir rompu avec l'idée de Dieu, elles n'ont su ni presser ni examiner toutes celles de leurs idées qui s'appuyaient sur cette idée centrale ou qui en dérivaient. II n'y a point d'ac- cord entre leur négation fondamentale de l'Absolu divin et leur affirmation non moins fondamentale de la Conscience morale absolue, qui n'est elle- même qu'un Dieu anonyme et honteux. Ils quittent le Dieu des théologiens et ne prennent pas garde qu'en acceptant, selon Rousseau et les Allemands, la souveraineté de leur Conscience individuelle, ils ne font que s'adjuger à eux-mêmes les anciens attri- buts de Dieu. — Si vous croyez à l'Absolu, soyez franchement catiioliques, criait à ces gens-là un Charles Jundzill. « Si vous n'y croyez pas, il faut tenter, comme nous le tentons, de tout reconstruire sans l'Absolu : à moins, toutefois, que le prêtre n'ait raison contre nous, comme il a raison contre vous, et que cette réorganisation ne soit une pure chimère... Il L ORDRE POSITIF D APRES COMTE Etait-cp une chimère? (Jiiand Jundzill écrivit à Comte, il y avait exac- tement vingt-cinq années que le philosophe pour- suivait son programme de reo/'^rt/^/sw, en effet, i a/?. y Dieu ni roi^. Plus que Jundzill et plas sans doute que personne, le jeune Auguste Comte avait senti les blessures de Fanarchie et les lares qu'elle nous laisse inévitable- ment : rien ne marque mieux la noblesse de cet esprit et le sang latin de sa race que la vigueur de sa réaction contre un si grand mal. Comme il le dit dans son Testament, il était né à Montpellier, sous le Peyrou de Louis XIV, « d'une famille éminemment catholique et monarchique » ; mais depuis le milieu de son adolescence, avant même 1 . Les mots de )oyaulé et de roi ont chez Comte une acception bien définie : ils veulent dire roi ei royauté de droit dirin. A pro- prement parler, ni Louis XVllI, ni Louis XIV, ni Henri IV. ni Louis XI ne sont jiour lui des rois. Il les appelle plusieurs fois des dictateurs, pour marquer qu'il n'y a rien de coninum entre leur ^'enre (rautorité et la souveraineté théolopique des princes du moyen à'^e. Les j)osilivistes qui m'ont fait là-dessus une aij,'re querelle ont montré qu'ils ne connaissaient pas leur auteur. Voyez r Appendice a" II. 114 AUGUSTE COMTE d'entrer à rÉcolc polytechnique, il avait répudié le théologisme en politique aussi bien qu'en religion. Mais il n'avait pas concédé pour cela aux idées de libre examen ou d'égalité, qui lui avaient servi à atteindre cette négation radicale, les qualités de l'Etre divin ni celles du Souverain absolu. Ces idées ont bien pu être acceptées comme des « dogmes », et « dogmes absolus », du temps qu'elles étaient nécessaires à ruiner le théologisme: cette acceptation ne peut être que provisoire ; elles n'ont pas de valeur propre ; elles ne peuvent ni dominer ni régner et, en tant que principes, elles sont condamnées à mort. Par exemple, on ne peut conserver, en politique, une Doctrine « qui représente le Gouvernement comme étant, par sa nature, l'ennemi nécessaire de la société, contre lequel celle-ci doit se consti- tuer soigneusement en état continu de suspicion et de surveillance » (on a reconnu le Libéralisme); une Doctrine d'après laquelle il faut « examiner tou- jom's sans se décidergamais» (on a reconnu le Pro- testantismej ; une Doctrine contredisant ou mécon- naissant ce « progrès continu de la civilisation », qui « tend par sa nature à développer extrême- ment » les « inégalités intellectuelles et morales ' » (on a reconnu la Démocratie). Cette doctrine morale et politique ne pouvait que pousser au comble une anarchie dont le jeune Auguste Comte, qui en sen- tait le vif dégoût, voulait s'afl'ranchir à tout prix. Platon a remarqué que certaines questions poli- tiques nous posent en gros caractères des problèmes écrits en traits menus et fins dans les cas indivi- 1. Cours de philosophie positive, l. IV. L'ORDRE POSITIF D APRES COMTE 115 duels. Auguste Comte aurait peut-être été moins clairvoyant si les événements auxquels il assista ' n'avaient pas posé devant lui, en des termes poli- tiques et sociaux très pressants, sous une forme révolutionnaire et sanglante, ce qu'il appelle, dans la plus stricte et la plus émouvante de ses formules, rimmense question de l'ordre. Pour trouver l'ordre, l'ordre intellectuel et l'ordre moral autant que l'ordre politique, il circonscrivit du mieux qu'il put le domaine de l'anarchie. Un fait originel le frappa. Si l'anarchie tenait : 1" la société presque entière, 2" diverses provinces du cœur, et 3" plusieurs dé- partements de l'intelligence, il observa pourtant qu'il existait des régions sereines dans lesquelles cette anarchie ne régnait pas ou ne régnait plus. On trouve dans un de ses opuscules de 1822 cette remarque digne d'une longue mémoire, car elle inaugure une époque : « Il n'y a point de liberté « de conscience en astronomie, en physique, en « chimie, en physiologie même, en ce sens que « chacun trouverait absurde de ne pas croire de « confiance aux principes établis dans ces sciences « par des hommes compétents. S'il en est autre- « ment en politique, c'est uniquement parce que, les 1. On trouverait, en (lr|iouillant la correspondance d'Auguste Comte, les traces de l'émotion ju-ofonde que lui causaient les troubles contemporains. 11 en épniuvail un étonnement douloureux, elles vic- toires de l'ordre lui causaient une admiration plus vive encore. « A voir les attitudes actuelles », écrivait-il, « on se demande ceque « deviendrait le monde social, si les vivants, mal;;ré leur révolte « moderne, n'étaient i)as, et même de i)lus en plus, gouvernés par « l'ensemble f/cs- moiis^ heureusement impassibles au milieu de nos « vaines paniques de rétrogradation ou d'anarchie ». {Lettres d'Auguste Comte, à divers, t. I, première partie.) 116 AUGUSTE COMTE (( anciens principes étant tombés et les nouveaux « n'étant point encore forQiés, il n'y a point encore, « à proprement parler, de principes établis ». Eta- blir des principes politiques nouveaux ^ et les établir de manière à ce qu'ils soient inébranlables, c'est- à-dire les fonder sur les mêmes bases qui supportent les sciences inébranlées, voilà le projet que roulait ce cerveau de vingt- quatre ans quand il méditait son « Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société » . « Pour réorganiser », c'était son idée principale : il se marquait ainsi son but. « Les travaux scientiliques » étaient « néces- saires » : il marquait son moyen et le définissait. Ce mot de scientifique est à prendre dans un sens strict. L'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie cherchent et trouvent les lois des apparences ^ qu'elles étudient : il faut examiner comment elles s'y prennent pour cela et, cette étude faite, fonder de la même manière une science de la vie supérieure de l'homme. Cette science sera, comme les autres, relative à des apparences; mais ces apparences seront, comme les autres, reliées par des lois. Substituer à la recherche des causes et des substances, qui, réelles ou imaginaires, nous demeurent insaisissables, la simple recherche des lois : ce fut la méthode nouvelle. Cette méthode était destinée à fournir la doctrine nouvelle qui serait le principe d'une nouvelle autorité, destinée elle- 1. Comte disait des /î/i/^iomè/^es. On a traduit ici le terme grec par son équivalent littéral français, pour faire sentir à quel point cette doctrine, affirmative et positive comme la science, imite la circonspection delà science, et n'affirme des choses que ce qui en apparail. LORDRK l>O^ITIF D'APRÈS CO.MTB: H7 mémo à vaincre l'esprit d'examen et à remplacer notre anarchie transitoire par l'ordre nouveau. Mais l'esprit d'examen n'est pas le seul fauteur de l'anarchie intellectuelle. Il détermine une absence il'ordre qui est presque aussi pernicieuse que cet esprit lui-même. Nos notions acquises, et même les mieux établies, sont mal classées entre elles, A l'inté- rieur de chaque science, on divise et on subdivise à l'excès. Un esprit cohérent n'y retrouve jamais l'unité dont il garde le modèle et l'amour. Mathéma- ticien de profession, Auguste Comte s'efforça tout d'abord d'organiser chaque embranchement de la science qu'il enseignait. Mais le môme ouvrage d'organisation était à construire dans chacune des autres sciences. Dans chacune, en effet, les spécia- lités luttaient pour la vie, et leurs empires éphé- mères, succédant à leurs confuses disputations, la balançaient de l'anarcbie mortelle a la stérile tyrannie. Les spécialistes s'érigent en seigneurs et en maîtres dans chaque branche ; le souci du détail qui les intéresse noie la conception de l'ensemble, et l'esprit du détail asservit et immobilise l'esprit humain. Mais celui qui s'est élevé jusqu'à désirer que l'en- semble prévale enfin sur le détail est ici contraint de chercher quel est, en général, dans Vordve scien- tifique, le détail et quel est l'ensemble, quelle est la sphère la plus vaste et la sphère subordonnée, quelle est donc la science-reine et quelles sont les sciences servantes : or, ces déterminations du rapport des sciences ou n'existent pas ou n'ont jamais été posées avec rigueur. Au démon de la liberté qui agite et divise chaque science s'est ajouté de l'une à 118 AUGUSTE COMTE l'autre le démon de l'égalité. Pour le chasser, il faut les examiner successivement, leur assigner le rang et la dignité qui conviennent. Ainsi s'obtient la hiérarchie des sciences. Cette hiérarchie est un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Le philosophe a voulu naturelle- ment qu'elle correspondît aux rapports intrinsèques des objets auxquels s'applique chaque science. Mais il exigeait aussi, d'une part, qu'elle aidât au développement futur des sciences en stimulant et en dirigeant les esprits, d'autre part, qu'elle reflétât l'ordre historique dans lequel ces sciences ont été successivement inventées par l'esprit de l'homme. Pour satisfaire au premier point et correspondre aux objets de la connaissance, Auguste Comte a disposé les sciences dans l'ordre de la généralité décroissante ou de la complication croissante : ma- thématique, astronomie, physique, chimie, biologie, sociologie et morale. Chaque science se trouve ainsi déterminée et circonscrite, selon son objet propre et ses lois particulières. Mais, c'est un fait d'histoire que les sciences les plus générales et les moins compliquées sont réellement nées les premières : elles étaient et elles restent la condition d'exis- tence des sciences plus compliquées, nées en effet postérieurement à elles. Toutefois, les cadettes ne sont pas inutiles aux aînées, car elles leur tracent une piste, elles leur indiquent la direction dans laquelle se fait normalement le progrès de l'esprit humain. Comte dit : elles leur fournissent des « destinations » précises. Comme la mathéma- tique est indispensable à l'astronomie, l'astronomie à la physique, la physique à la chimie, la chimie LORDRE POSITIF DAPRÉS COMTE 119 à la biologie, la biologie à la sociologie, la socio- logie à la morale, ainsi, inversement, la morale ex- plique, perfectionne, dirige la sociologie; la socio- logie, la biologie; la biologie, la chimie; la chimie, la physique; la physique, l'astronomie; el l'astro- nomie, la mathématique. Si Ton veut un exemple bien particulier, les rap- ports de Tastronomic et de la mathématique nous le fournissent. On ne peut faire dastronomie sans calcul, mais les observations de plus en plus déli- cates des astres obligent à des calculs de plus en plus compliqués. Le calcul permet donc à l'astro- nomie de se constituer, mais les progrès de l'astro- nomie obligent le calcul à se perfectionner. Le même jeu d'inlluences d'avant en arrière et d'arrière en avant se reproduit nécessairement à l'autre bout de la chaîne. La morale, celte poli- tique suprême, cette espèce de religion à laquelle il faudra bien que l'homme donne sa foi quand il sentira qu'une telle foi, lui étant démontrée, de- meure toujours démontrable, la morale n'existe point à l'état de science, tant que la sociologie n'est point avancée; mais, à son tour, pour avancer, la sociologie a besoin de la morale, qui pose les cas à résoudre, les i|uestions à élucider, les fins précises à atteindre. Enlin, toutes les deux, la socio- logie et la morale, ne peuvent être conçues conve- nablement sans le secours de toutes les sciences an- técédentes, la mathématique comprise; mais la plus éloignée, la première, la plus ancienne mathéma- ti(jue elle-même est aussi attirée et comme o^ipirée par le développement de la sociologie, qui seule, d'après Comte, peut la régénérer, la systénuitiser 120 AUGUSTE COMTE et rutilisoi*. La mathématique fournit à la sociologie les conditions d'existence; elle en reçoit les règles de ses derniers mouvements. Par cette vue belle et profonde, qu'il n'a cessé de préciser et de développer jusqu'à sa mort, Comte introduit dans les sciences un élément nouveau, qui leur semblerait étranger. Subordonner la ma- thématique à la science des sociétés, n'est-ce pas subordonner la science elle-même à son utilité pra- tique et retomber ainsi sous la critique de l'utilita- risme, telle qu'Auguste Comte l'avait lui-même for- mulée ? 11 avait écrit en 1830 : K Les applications les plus importantes dérivent (( constamment des théories formées dans une « simple intention scientifique et qui souvent ont « été cultivées pendant plusieurs siècles sans pro- (( duire aucun résultat pratique. On peut en citer « un exemple bien remarquable dans les belles (( spéculations des géomètres grecs sur les sections « coniques, qui, après une longue suite de généra- « lions, ont servi, en déterminant la rénovation de « l'astronomie, à conduire finab?ment l'art de la i< navigation au degré qu'il a atteint dans ces der- « niers temps et auquel il ne serait jamais parvenu « sans les travaux si purement théoriques d'Archi- « mède et d'Apollonius ; tellement que Condorcet « a pu dire avec raison à cet égard : « Jj' matelot « qu'une exacte observation de la longitude préserve « du naufrage doit la vie à une théorie^ courue^ «( deux mille ans auparavant, par des hfumnes de <( génie qui avaient en vue de simples spéculations « géométriques. » L'ORDRE POSITIF D APRÈS COMTE 12r Cette difliciilté qu'Auguste Comte setait ainsi opposée à lui-mrme peut se résoudre par une obser- vation bien simple. La situation des géomètres grecs était bien dilTérente de celle des mathémati- ciens modernes. De leur temps la science des socié- tés était réduite à un empirisme assez vague, et l'utilité sociale dont on pouvait s'aviser alors était très bornée : la Science des sociétés est fondée aujourd'hui ; aux lois statiques découvertes par Aristote se sont ajoutées d'autres lois statiques, et les lois dynamiques, complètement inconnues autre- fois, viennent d'être saisies. Toutes ces découvertes- dont Auguste Comte est l'auteur changent la face du problème: la sociologie est constituée, elle avance. Une science parvenue à son degré d'organi- sation est devenue digne de son objet. Quand on se- subordonne à elle, on ne sort pas de la sphère sci<»nti- iique, on ne fait pas de l'empirisme utilitaire, on su- bit la loi générale des connaissances humaines, qui est la soumission de l'analyse à la synthèse et du détail à l'ensemble : la synthèse, l'ensemble étant l'explicateur unique et l'unique révélateur. Mais classer véritablement les sciences, c'est aussi classer les objets de la science. Si toutes les sciences convergent à la science des sociétés, c'est que l'homme en société représente le corps entier de la nature. Il le résume et le couronne. Nombre mathémali(|ue, membre du système solaire, élément physique, éh-meut chimique, être vivant, l'homme (^st, de plus, un être sociable : c'est par cette der- nière qualité qu'il est homme; le meilleur ty|)e de l'homme, celui qui sera le plus normal et le plus humain, sera donc le j)lus émiuemmeul sociable. 122 AUGUSTE COMTE Ce sera l'homme chez lequel la sociabililé s'impo- sera et régnera. Dans le plexus de nos instincts, cette préémi- nence de l'instinct social établit un nouveau prin- cipe de classement, grâce auquel l'anarchie morale peut être éliminée, comme l'anarchie mentale l'a été grâce à la classification des sciences. La socia- bilité, instinctdes instincts, joue le même r(Me que hi sociologie, science des sciences : elle se subordonne complètement le reste. Gomme nous savons l'ordre dans lequel l'homme doit penser, nous atteignons ici à l'ordre selon lequel il doit sentir. Peut-il sentir comme il le doit? Un être comme l'homme, qui estéminemment social, c'est-à-dire qui tire presque tout ce qu'il est de la société, sa substance et son milieu, un être qui ne vit que d'autrui et par autrui, peut-il vivre aussi en autrui et pour autrui? Peut-il vivre de plus en plus hors de lui-même? On ne saurait nier qu'il y prenne souvent plaisir et que le désintéressement, le dévouement et le sacri- fice appartiennent au genre humain. Les pou- voirs naturels de l'homme vont certainement jusque- là. Il y eut de tout temps, partout, sous toutes les disciplines de morale ou de religion, des esprits et des cœurs, dont le naturel atteignit au sublime quand ils se renonçaient eux-mêmes et préfé- raient autrui. Mais, comme dit Comte, « le saint problème humain » consiste à « instituer » d'une manière continue et permanente, d'une manière (( habituelle », cette « prépondérance », ordinaire- ment temporaire et accidentelle bu fort exception- nelle « de la sociabilité sur la personnalité ». Il s'agit de subordonner constamment « l'homme à L'ORDRE POSITIF D'APRÈS COMTE 123 rhumanilé », do perfectionner Thomme en le ren- dant plus digne de lui, plus humain. Comment faire ? C'est là un problème nouveau. La sociologie a fait saisir sur le fait la nature éminemment sociable delhomme; la morale vient de préciser quelle est la règle qui doit prévaloir pour développer le meilleur élément, lélément sociable de la nature humaine. Grâce a ces deux sciences, nous connaissons ce qu'il faut faire. Il ne reste que la pratique. Reste à découvrir les moyens d'assurer l'avantage au meilleur type humain ; ces moyens trouvés, reste encore à trouver la force qui les mette en usage. Auguste Comte est un des rares moralistes qui n'aient pas confondu ces deux ou trois points de vue très distincts. Dès 1826, il écrivait : « Ni l'individu, ni l'espèce ne sont destinés à consu- mer leur vie dans une activité stérilement rai- sonneuse en dissertant continuellement stir la conduite qu'ils doivent tenir. C'est à l'activité qu'est appelée] essentiellement la masse des hommes. » Or, de bons sentiments ne suffisent pas à diriger l'activité. « Les meilleures impulsions sont ha- bituellement insuflisantes pour diriger la con- duite privée ou publique, quand elle reste toujours dépourvue des convictions destinées à provenir ou à corriger ces déviations ^ » Il faut des convic- tions, c'est-à-dire une foi, c'est-à-dire un dogme. La « règle volontaire )> doit toujours reposer sur « une discipline involontaire », et cette disci|)line doit être « chérie ». « Toute co/isis/(n>cr est intrr- 1. Syiil/iètie subjeclioe, IS.'iS. 12i AUGUSTE COMTE dite aux sentiments qui ne sont point assistés par des convictions K » En d'autres termes, il faut un dogme : un dogme aimé. Et, pour être présentées aux imaginations, pour retentir dans les cœurs, ces convictions exigent un ensemble de pratiques habituelles. Le dogme appelle un culte. A cette condition seulement la religion sera complète,, et la religion est indispensable à toute morale qui veut être pratiquée et vécue. Sans religion, point de morale efficace et vivante : or, il nous faut une mo- rale pour mettre fin à l'anarchie des sentiments, comme il a fallu une classilication des sciences poui' mettre fin à l'anarchie des esprits. Auguste Comte institua donc une religion. Si la tentative prête à sourire, je sais bien, par expé- rience, qu'onn'en sourit que faute d'en avoir péné- tré bien profondément les raisons. Le dogme catholique met à son centre l'être le plus grand qui puisse être pensé, id quo majus cogitari nonpotest -, l'être- par excellence, l'être des êtres et celui qui dit: sutn qui sum. Le dogme posi- tiviste établit à son centre le plus grand être qui puisse être connu, mais connu « positivement », c'est-à-dire en dehors de tout procédé théologique ou méta{)bysique. Cet être, les sciences positives l'ont saisi et nommé au dernier terme de leur enchaînement, quand elles ont traité de la société humaine : c'est le même être que propose à tout homme, comme son objet naturel, l'instinctive révélation de l'amour dans la silencieuse solitude 1. Appel (iKX Conservateurs, 18."l."j. 2. Saint Tliomas, résumant saint Augustin et saint Anselme {Swn. theol.. prima priniae, q. Il, art. I, 2). à LORbUK POSITIF DAPRÈS COMTE 12;> d'un cœur, qui ne cherche jamais que lui : être semblable et différent, extérieur à nous et présent au fond de nos âmes, proche et lointain, mysté- rieux et manifeste, tout à la fois le pins concret de tous les Ktres, la plus haute des abstrac- tions, nécessaire comme le pain et misérablement ignoré de ce qui n'alavie queparlui! Cequedit la synthèse, ce que la sympathie murmure, une syner- gie religieuse de tous nos pouvoirs naturels le répétera: le Grand-Etre est l'Humanité. Comme le fait très justement remarquer l'un des meilleurs disciples de Comte, M. Antoine Bau- mann, humanité ne veut aucunement dire ici l'en- semble des hommes répandus de notre vivant sur cette phanète, ni le simple total des vivants et des morts. C'est seulement l'ensemble des hommes qui ont coopéré au grand ouvrage humain, ceux qui se prolongent en nous, que nous continuons, ceux dont nous sommes les débiteurs véritables, les autres n'étant parfois que des « parasites » ou des « producteurs de fumier ». Cette nombreuse élite humaine n'est pas une image vaine. Elle forme ce qu'il y a de plus réel en nous. Nous la sen- tons dès que nous descendons au secret de notre nature. Sujets des faits mathématiques et astrono- miques, sujets des faits physiques, des faits chi- miques et des faits de la vie, nous sommes plus sujets encore des faits spéciaux à la famille humaine. Nous dépendons de nos contemporains. Nous dépen- dons bien plus de nos prédécesseurs. Ce qui pense en nous, avant nous, c'est le langage humain, qui est, non notre œuvre personnelle, mais l'œuvre de l'humanité ; c'est aussi la raison humaine, qui nous 126 AUGUSTE COMTE a précédés, qui nous entoure et nous devance; c'est la civilisation humaine, dans laquelle un apport personnel, si puissant qu'il soit, n'est jamais qu'une molécule d'une énergie infime dans la goutte d'eau ajoutée par nos contemporains au courant de ce vaste fleuve. Actions, pensées ou sentiments, ce sont produits de l'âme humaine: notre âme person- nelle n'y est presque pour rien. Le vrai positiviste répète à. peu près comme saint Paul : in ed vivimns, movenmr et sumiis, et, s'il a mis son cœur en har- monie avec sa science et sa foi, il ne peut qu'ajouter, en un acte d'adoration, la parole un peu modifiée du Psalmiste : — Nonnobis, Domina, non îiobis^sed nnmini tuo da glorinm ! Assurément la religion ainsi conçue n'est bonne que pour nous : elle n'a de rapport qu'avec la race humaine et le monde où vit cette race. L'infini et l'absolu lui échappent, mais il faut observer ici que cette condition ne s'impose pas moins à la science la plus rigoureuse. « Rien n'empêche, dit Comte^, d'imaginer, hors de notre système solaire, des mondes toujours livrés à une agitation inorganique entièrement désordonnée, qui ne comporterait pas seulement une loi générale de la pesanteur. » Cette imagination du désordre sert d'ailleurs à nous faire apprécier mieux et même chérir (le mot revient souvent) les bienfaits de l'ordre physique qui règne autour de nous ^ et dont nous sommes l'expression la plus complète. 1. « L'homme est tellement disposé à l'affection qu'il l'étend « sans effort aux objets inanimés, et même aux simples règles « abstraites, pourvu qu'il leur reconnaisse un lien quelconque avec « sa propre existence. » {Système de poli ligue positive, t. II.) L ORDRE POSITIF D'Al'RKS COMTK 127 Ce point bien médité, inutile de s'arrêter aux curiosités spéculatives. La logique liumaine, ou philosophie, n'est que « l'ensemble des moyens propres à nous révéler les vérités qui nous con- viennent ' ». Les vérités qui nous conviennent. Non les autres. Qu'en ferions-nous? Comte ne cessa de formuler son indifférence" à l'égard de ces dernières, en même temps que d'élargir et de préci- ser la sphère de « ce qui nous convient ». Mais, en s'élargissant ainsi, sa philosophie approchait des confms de la religion qu'elle ne tardait pas à rejoindre. La définition que l'on vient de lire est de 1851. Il la corrigea cinq ans plus tard 3. La vraie logique ne lui parut plus bornée à « dévoiler les véritt's » qui nous conviennent : elle embrassa le domaine de l'action. Elle le systématisa et le régla ; « car nous devons autant systématiser nos conjec- tures que nos démonstrations, les unes et les autres devant être mises au service de la sociabilité, seit/r ■source de la véritable unité ». La vraie logique se définit donc « le concours normal des sentiments, des images et des signes pour nous inspirer » (au lieu de dévoiler) « les conceptions » (au lieu de vérités) <( qui conviennent <à nos besoins moraux, intellec- tuels et physiques ». Cette philosophie, cette logique veut envelopper et soulever toute l'âme. Donc, sachant les besoins humains, nous leur four- nirons, eu vue de les satisfaire, tout ce que nous 1. Si/slème de politique positive, t. II. i. Au reproclie d'utilitarisme, uK-ine réponse que ci-dessus. Comte diriiit que la siitièrc de ce (lui nous convient est, grâce à lui, orj^anisée : la morale est une science. 3. S'/nl/ièse subjective. •128 AUGUSTE COMTE aurons : vérit»', quand nous posséderons une vérité; fables, lorsque les vérités feront défaut ; l'esprit humain ni Tàme humaine n'attendent point. Celui qui meut le soleil et les autres étoiles dans le Can- tique de Dante, l'amour, qu'Auguste Comte appelle <', ajoute le philosophe que l'amour avait transformé en prêtre et en poète, « me laissera tou- jours un souvenir plus précieux que n'aurait pu l'être désormais la mémoire trop fugitive d'une pleine réalisation ^ ». Le 5 avril 1846, après un an d'intimité, Clotilde de Vaux s'éteignit. Elle ne mourut pas. Elle entra dans « l'immortalité subjective ». Vivant toujours et vivant mieux dans la mémoire d'Auguste Comte, elle s'incorpora par lui au Grand-Etre, qui ne doit jamais l'oublier. Un tel oubli n'est pas possible. L'Humanité ne saurait oublier que, par cette femme, le philosophe qui formula le positivisme prit une conscience entière de ses aspirations et des aspirations du genre humain. Quelque exagéré que paraisse un tel lan- gage, qui résume celui de Comte, il est de fait que l'amour de Clotilde alluma chez le philosophe de nouvelles lumières et qui grandirent chaque jour. Le système gagna en étendue, en cohérence, en profondeur. Le sentiment y aviva le discernement, et cette dernière faculté devint ainsi plus prompte à saisir dans toutes les choses les étincelles d'un foyer universel : l'adoration quotidienne de Clo- tilde inspira ce progrès constant. Je ne jjcnse pas que, sans elle, Comte eût écrit tant de remarques où la délicate pénétration le dispute à la magnifique 1. Testament. Confession annuelle de 184". 2. Ibid. 148 AUGUSTE COMTE netteté, celle-ci par exemple, dont on ferait hon- neur à Pascal ou à Vauvenargues : Les moindres tMiules mathématiques peuvent ainsi inspirer un véritable attrait moral aux âmes bien nées qui les cul- tivent dignement. Il résulte de Tinlime satisfaction que nous procure la pleine conviction d'une incontestable réalité, qui, surmontant notre personnalité, même mentale, nous subor- donne librement à Tordre extérieur. Ce sentiment est sou- vent dénaturé, surtout aujourd'hui, par l'orgueil qu'excite la découverte ou la possession de telle vérité. Mais il peut exister avec une entière pureté, même de nos jours. Tous ceux qui, à quelques égards, sont sortis de la lluctuation métaphysique, ont certainement éprouvé combien cette sin- cère soumission affecte doucement le cœur. Il peut ainsi sor- tir un véritable amour, peu exalté, mais très stable, pour les lois générales qui dissipent alors l'hésitation naturelle de nos appréciations '. Car l'homme est tellement dif^posé à Vaf- fection qu'il l'étcnd sans effort aux objets inanimés, et même aux simples règles abstraites, pourvu qu'il leur reconnaisse une liaison quelconque avec sa propre existence. Cette page est tirée d'un volume du Système de politique positive paru en 1852. Il n'en avait point écrit de pareille dans les six in-octavo de la. P h ilo.'^o- l. Jusque dans ses dernières années. Comte parait avoir été insensible au mauvais efl'et de ces finales en tion. Elles lui ont o-àté de liien belles phrases. D'une manière générale, le style de Comte éloigne par rétrano;eté, la dithculté. « Tu lis Auriuste Comte ce qui n'est pas drôle », dit M. Jules Lemaître à son célèbre ami. Taine, qui lisait Hegel en allemand, ne pouvait pas souffrir le français de Comte. Ce français a souvent la couleur d"un autre idiome : couleur qui n'est point due seulement au ton abstrait, commun à tous les philosophes ; il faut tenir compte d'un recours presque constant au langage spécial des mathématiciens, tant pour les locutions que pour les images. M. Faguet déclare que ce lan- gage n'a de nom dans aucune langue. M. Aulard estime qu'il suffit d'ôter les adverbes pour donner de la légèreté à la phrase. Je pro- pose de couper les jambes à M. Aulard pour inculquer de la gravité à son pas. La critique attentive observera cliez Comte une curieuse particularité. Les mots dont il se sert ont toujours de la propriété, en ce sens qu'ils pourraient fort bien être les mots convenables : mais ce ne sont pas ceu.x que l'usage a élus. Ainsi LE FONDATEUR DU POSITIVISME 149 phie positive, et je crois fermement que, sans Tidée de Clotilde, cette page aurait toujours dormi dans son cœur. Cette douce Béatrice, dont un culte trop délaillé ne pourra détruire le charme, éveilla chez Comte la « grande âme », « l'âme d'élite », qui s'ignorait d'abord en lui. La naïveté du philosophe put s'en accroître, avec cet orgueil, fait de confiance natu- relle, sans lequel il n'eût jamais tenté ses travaux; il y gagna ainsi de la véritable noblesse, dirai-je de la sainteté? « Il me rappelait une de ces « peintures du moyen âge qui représentent saint « François uni à la Pauvreté. Il y avait dans ses « traits une tendresse qu'on aurait pu appeler (( idéale plutôt qu'humaine. A travers ses yeux à « demi-fermés, éclatait une telle bonté d'âme qu'on « était tenté dese demander si elle ne surpassait pas <( encore son intelligence. » Ainsi parle quelqu'un qui le visita sur la fin. Lorsque, deux ans avant sa mort, il écrivit son Testament, le travail se prolongea pendant trois semaines; mais, comme il faisait à ses disciples et à ses amis l'abandon et la distribution de ses pro- priétés matérielles, il nota ce que lui inspirait cet etlorl de détachement en esprit : c'était le sentiment parfait de la mort à soi-même. « Volontairement dé- pouillé de tout », son œil, refroidi par la mort inté- rieure, heui'tait sans cesse des objets dont il ne se sentait que le gardien et le dépositaire, car ils avaient (lit-il sans cesse le l'ont-Xouveaii. Or, on dit le Pont-N'euf. 11 ne semble pas s'en douter. Ce grand liouune. qui a inventé une forte [)artie de sa langue et EE VIVIEN Vers la fin de 1000 ouïe commencement de 1901, quelques critiques trouvèrent dans leur courrier un volume de vers, Étu(le>^ cl Prôhulc'^, signe U.Vi- vien. La carte de « René Vivien » y était jointe. Cendres cl Poffssicres, qui parut un an plus tard, en même temps qu'un recueil de poèmes en prose. Brumes de Fjord, portait la môme signature; mais la carte, légèrement modifiée, disait « Renée Vi- vien ». Enfin, des deux volumes qui suivirent, ÈvoccLlion QïSapho ', le dernier arbora sur sa leuille 1. Sapfio a été suivie de plusieurs volumes : roman, nouvelles ou poèmes, Du verl nu viole/, La Vrnu.s des Areui/les, l'ue femme rnitiipanil, La dame à la Louve, Les Kifliarèdes (Paris, Lcmerro). Ib8 LE ROMANTISME FÉMININ bleuâtre le prénom entier de l'aède, e féminin com- pris. Les scoliastos futurs risquent d'échafauder beau- coup d'erreurs sur ce prénom lentement dévoilé. Il faut les avertir que Renée Vivien n'est qu'un pseudonyme, qui n'a d'ailleurs rien de très secret,^ paraît-il. De nombreux Parisiens ont vu le jeune auteur de Cendres et Poussières et, remarquant sa taille souple, sa démarche ondoyante, les indiscrets assurent qu'elle a composé les plus beaux vers devant son miroir. Ce Narcisse en cornette n'aurait adressé qu'à lui-même VInvocation : ... Ton visage est pareil A des roses d'hiver recouvertes de cendres... On lui rapporte également la Dédicace : ... Ondoiement incertain, Plus souple que la vague et plus frais que l'écume... Erreur d'optique ou confusion, je ne dis que ce que l'on dit. On ajoute que Renée Vivien est une étrangère, pétrie de races ditïérentes, née declimals aussi divers que le Sud et le Nord. La moitié de ses Brumes est «traduite du norvégien ». Elle cite Swinburne, mais ne paraît pas moins familière avec le latin de Catulle et le grec de Sapho, qu'elle traduit et paraphrase à tout instant. Le français dont elle use est, prose ou vers, d'une fluidité remarquable. Ni impropriété dans les mots ni méprises dans l'euphonie. Elle connaît que l't^ muet fait le charme de notre langue. Elle joue avec ce vers de onze syllabes, que Verlaine tenait pour le plus savant de tous : Douceur de mes chants, allons vers Mitylène... RENEE VIVIEX 159 Voila tout ce qu'il est permis de recueillir ou de redire sur la personne de cette muse étrang^ère. Ouvrons ses livres; ils nous enseignent quelle a appris à lire dans nos poètes du xix" siècle. On lui prête cette devise : Émotion moderne, pureté jmrnassienne . Mais elle a du Parnasse beaucoup plus que la correction. Elle- place les mots essen- tiels à la rime, comme tout lecteur bien appris de M. de Banville, et telle petite chanson révèle son affinité avec tous les maîtres de cette école : Comment oublier le pli lourd De tes belles hanches sereines, L'ivoire de ta chair où court Un frémissement bleu de veines ? Cependant, deux poètes régnèrent bientôt sur Fart de Renée Vivien. Ellle les imita, mais d'une imitation trop ardente, trop passionnée, trop proche du mo- dèle pour n'être pas trouvée aussi originale que lui. Qui fera le départ de l'acquis et du naturel dans l'âge heureux où toute idée devient sentiment; tout sentiment, action, accélération de la vie? Ces deux poètes favoris évoquant des figures qu'elle revoyait dans des songes plus réels que toute réalité, Renée Vivien en est venue à écrire le plus naturellement du monde des u'uvres qu'ils se seraient peut-être honorés de signer. L'un, Paul Ver- laine, qui intitula lui-même une suite de petites pièces : A la manière de plusieurs, avouait qu'uu certain degré de souplesse et d'imitation féminine entrait dans la formule de son talent. De plus, il se savait très facilement imitable. Mais quelques vers de Renée Vivien font mieux que de répéter Ver- 160 I>E ROMANTISME FÉMININ laine, ils le renouvellent. M. Gaston Deschamps, qui prit du Gregh pour du Verlaine, serait excu- sable de faire la môme confusion ici : n'est-ce pas Fauteur de Jadis et Naguère qui murmure de cette voix éteinte où brûle un feu couvert : Sa chair de volupté, de langueur, de faiblesse... Jai trouvé ce vers dans Cendres et Poussières. Le vieux faune sentimental des Fêtes galantes et de Para/lè/e)ne?it reconnaîtrait chez Renée Vivien beaucoup plus qu'une élève, certainement une des Sœurs, une de ces Amies terribles qu'il a chantées. Quant à Baudelaire, il lui dirait : « Ma fille », aux premiers regards échangés. Baudelairisme pro- fond, central, générateur. Il serait inutile de nous en tenir à des remarques de détail et de noter par exemple que L'art délicat du vice occupe tes loisirs estun vers qui semble tiré d'une édition infernale des Fleurs du Mal, revue et augmentée sur la berge du Styx, si les poètes continuent d'y faire leurs toiles. Même appareil verbal. Môme tour. Mômes tics. Mais le pastiche peut y atteindre. Ce que l'on ne pastiche pas, c'est la manière de penser. Un poème en prose, que l'on trouvera à la lin de Brumes de Fjord et qui n'a rien qui soit brumeux, résume en perfection de quel «^.s7;/77 général est ani- mée la poésie de Renée Vivien. Quand on a parcouru <'e petit poème, on sait ce que l'auteur pense en religion, en morale, en histoire, en littérature ; on sait d'où vient cette pensée; on peut même assez exactement calculer où elle ira, quels sentiments RENÉE VIVIEN 161 et, par conséquent, quelles œuvres une pensée ainsi orientée lui inspirera. « Au Commencement ^), " en principe», Baudelaire l'a pénétrée : tout dérive de là. On verra, par quelques versets de ce poème, la Genèse profane, que personne, depuis M. Jean Ri- chepin, n'a baudelairisé aussi exactement. L'auteur de Blasphèmes y mettait-il lui-même autant de conviction? Oubliait-il aussi parfaitement ce qu'il devait au souffle de son Père et Seigneur? I. Avant la naissance de l'Univers existaient deux principes éternels, Jéhovah et Satan. II. Jéhovah incarnait la force, Satan la ruse. III. Or, les deux grands principes se haïssaient d'une haine profonde. IV. En ce temps-là régnait le chaos. V. Jéhovah dit : Que la lumière soit, et la lumière fut. VI. Et Satan créa le mystère de la nuit. VII. Jéhovah souffla sur Fimmensité, et son haleine fit éclore le ciel. VIII. Satan couvrit l'implacable azur de la grâce fuyante des nuages On voit bien la donnée : dans un style précis et froid, qui par degrés s'anime, les oppositions se déroulent. Jébovah crée le printemps; Satan, « la mélancolie de l'automne «.Jéhovah crée les animaux, « formes robustes ou sveltes » ; « sous le furtif sourire de Satan jaillirent les fleurs ». Jéhovah tira l'homme de l'argile ; de la quintessence de l'homme, la femme fleurit, « œuvre de Satan ». Jéhovah leur envoya l'étreinte; Satan, la caresse. Jéhovah inspire un poète héroïque, qui est Homère ; Satan lui répond en favorisant l'éclosion de la merveilleuse « Psap- phà ». (Les longueurs de voyelles, les répétitions de consonnes, qui traînent par deux fois sur les lèvres H 162 LE ROMANTISME FÉMININ voluptueuses, font ici préférer la forme dorienne de « Psapphâ » au nom coutumier de Saplio.") Pendant que le fils de Jéhovah, Homère, dit la vie et la mort des braves, voici ce que chante Psapphâ : ... Les formes fugitives de Tamour, les pâleurs et les extases, le déroulement magnifique des chevelures, le trou- blant parfum des roses, l'arc-en-ciel de l'Aphroditâ, l'amer- tume et la douceur de TErôs, les danses sacrées des femmes de la Crète autour de l'autel illuminé d'étoiles, le sommeil solitaire tandis que sombrent dans la nuit la lune et les Pléiades, l'immortel orgueil qui méprise la douleur et sourit dans la mort, et le charme des baisers féminins rythmés par le flux assourdi de la mer expirant sous les murs volup- tueux de Mitylène. Ces lignes ne sont peut-être pas le meilleur exemple du style de Renée Vivien. Contre l'habi- tude, ce centon formé d'un grand nombre de frag- ments de Sapho est un peu surchargé, parce que le poète a voulu tout nous dire et fournir l'argu- ment complet de sa poésie ; il aurait pu se conten- ter de transcrire en épigraphe de ses plus beaux vers les Bienfaits de la lune de son père spiri- tuel : « Tu subiras éternellement l'influence de (( mon baiser... Tu aimeras ce que j'aime et ce « qui m'aime ; Teau, les nuages, le silence, la nuit, « la mer immense et verte, l'eau informe et multi- (( forme, le lieu où tu ne seras pas... les fleurs (( monstrueuses, les parfums qui troublent la vo- « lonté, les chats qui se pâment sur les pianos et « qui gémissent comme des femmes d'une voix i< rauque et douce... » A part les chats et les pia- nos, c'est l'univers de Baudelaire qu'on retrouvera au complet dans ces poèmes nouveau-nés. Quant à Sapho, ce n'est ici qu'une matière. La poé- tesse grecque du vu* siècle avant notre ère n'est étudiée, aperçue et traduite qu'à travers une opaque vapeur baudelairienne. La Lesbos de Renée Vivien est la « terre des nuits chaudes et langoureuses » battue par le flot romantique, sur lequel s'en alla « le cadavre adoré ». Elle a conçu la por- teuse de lyre selon l'esprit de 1857. Cette défor- mation de l'Antique vaut la peine d'être observée : elle est très personnelle, car elle est faite de bon cœur; elle n'était pas nouvelle chez Baudelaire. La Sapho de Renée Vivien diffère d'un recueil de simples traductions comme en ont tenté, de nos jours, M. André Lebey et M. Pierre Louys ; et ce n'est pas non plus une adaptation libre comme s'en est permis la poésie de tous les temps. Sapho avait dit : « Telle une douce pomme rougit à l'ex- « trémité de la branche, à l'extrémité lointaine ; « les cueilleurs des fruits l'ont oubliée, ou plutôt « ils ne l'ont pas oubliée, mais ils nont pu Fat- « teindre ». Que l'auteur de Miréio ait rencontré ce fragment perdu, le souci de le transporter textuel- lement dans sa langue ne lui vient certes pas, mais, comme une pousse de vigne engendre un autre cep, comme l'ébranlement donné par un poète ébranle une autre imagination poétique, de nou- 164 LE ROMANTISME FÉMININ velles images naissent, et Frédéric Mistral éci admirables strophes de la branco dis auc>, « l'inachevé », « le vague », voilà les beaux noms qui la charment. Ils la font crier de bonheur. Elle en joint les mains, elle prie. Quel Dieu? C'est le Dieu douloureux ; pis encore, le Dieu qui a fait la douleur, qui, en l'intli- geant, la subit. C'est un Dieu féminin, en l'honneur de qui la fameuse théorie de la décadence est remise à neuf: Déesse du couchant, des ruines, du soir! Et la pièce d'où je tire cette invocation célèbre avec une éloquence dont on est pénétré la beauté de tous les déclins : L'odeur des lys fanés et des branches pourries S'exhale de ta robe aux plis lassés: tes yeux Suivent avec langueur tes pâles rêveries ! Dans ta voix pleure encor le sanglot des adieux. RENÉE VIVIEN 173 Tu ressembles à tout ce qui penche et décline. Passive, et comprimant la douleur sans appel Dont ton corps a gardé l'attitude divine... Au fond de l'angoisse infinie Tu savoures le goût et l'odeur de la mort. Mais voici l'admirable : où Baudelaire avait pro- duit l'impression d'un mystificateur éloquent, cette jeune fille nous touche par l'accent de sincérité. Le génie parcimonieux de Baudelaire se reconnaît dans la manière de compter et de distiller le mot propre. Peut-être y aurait-il lieu d'admirer encore l'application nouvelle d'un principe inventé par lui. Gautier qui le félicitait d'avoir annexé au royaume de la poésie le département des parfums et qui citait avec enthousiasme les vers de la Chevelure : Comme d'autres esprits voguent sur lamusique, I.e mien, ô mon amour, nage sur ton parfum, Gautier louerait Renée Vivien d'avoir accompli une annexion nouvelle en rendant poétiques et belles les complexes impressions du sensdu loucher. Elle est pourtant bon virtuose. Mais il est impos- sible de se borner à dire qu'elle utilisa le calice modelé par son maître en y versant un liquide plus cluileurcux. Car elle ajoute encore aux habi- letés, aux finesses, aux ruses innombrables de l'art baudelairien. Je ne parle pas seulement des molles inilexions, des promptes transitions qui lui sont familières et dont on sait que Baudelaire fut de !)eaucoup plus incapable que Despréaux lui-même. Je ne parle pas des poèmes pareils à cette Oitdine, maligne et douce, où les mots sont si bien jetés. -174 LE ROMA>TISME FÉMININ les syllabes si pures ! Comparée à la fameuse pièce du maître : Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, elle l'emporterait par le tour facile, le ton libre et heureux : Ton rire est clair, ta caresse est profonde; Tes froids baisers aiment le mal qu'ils font... Ta forme fuit, ta démarche est fluide Et tes cheveux sont de légers réseaux. Ta voix ruisselle ainsi qu'un flot, perfide, Tes souples bras sont pareils aux roseaux. Aux longs roseaux du fleuve dont l'étreinte Enlace, étouffe, étrangle savamment.... Ces vers d'Ondine ne sont-ils pas liquides, onctueux et charnels jusqu'au point de faire sentir les sinuo- sités d'un corps tiède et lascif?Les mots s'impriment à l'épiderme de l'âme, ils semblent y laisser une trace vibrante. La pièce étant du premier recueil du poète, je ne saiss'il se rendit compte, en cetemps- là, d'un caractère matériel de son art. Le deuxième volume témoigne que la conscience formelle lui en est venue, llfaitlathéoriedeson» frissonnouveau » : L'art du toucher complexe et curieux égale Le rêve des parfums, le miracle des sons. Et, tandis qu'il traduit les suggestions nouvelles d'un sens presque méprisé des poètes, il perfec- tionne, d'autre part, les recherches habituelles des décadents sur « les couleurs de la nuit », ou sur le symbolisme des nuances qui lui sont chères, et qui vont du « vert au violet ». Ces rêveries renouvelées de M. des Esseintes vont nous rajeunir de vingt ans. Encore une fois, distinguons. M. des Esseintes, RENÉE VIVIEN 175 dans le roman de M. Huysmans, comme chez le poète des Chauves-souris et des Hortensias, n'est qu'un plaisant sinistre et froid. Renée Vivien ne badine jamais. Elle n'est jamais froide, elle ne laisse pas le lecteur indifférent, c'est un Floressas convaincu et même furieux. Elle croit. Le vain jouet des artisans de la littérature devient entr^ ses mains instrument de joie et de peine, d'où s'élancent des voix d'élégie sincère, ou de tra- gédie déchirante. Le style a pu vieillir; les cris et les pleurs d'une enfant lui ont restitué l'intérêt pathétique et le charme invaincu du vrai. Une âme le remplit, l'Aphrodita puissante aux colères divines, celle qui ne souffle point de paroles vaines. Elle inspire le sentiment, compose les idées, choisit les sujets et leur forme. Des <( rêves singuliers » que nous communique sans pudeur le poète, pas un qui ne semble éprouvé! Si donc l'on se souvient inévitablement des romantiques, on vérifie que leurs pires absurdités, trouvant ici leur place, ne sont plus absurdes du tout. Qu'un Vigny ou qu'un Baudelaire vienne nous assurer que le génie les fait solitaires et que la soli- tude issue de leur génie les voue mathématiquement au malheur, nous savons que c'est là sophisme de fats. Mais que Renée Vivien, passant en revue toutes les plus fameuses beautés de l'histoire an- cienne et moderne, leur fasse confesser successive- ment qu'ayant él(' marquées de <( l'astre falal » qui allume l'amour, aucune d'entre elles ne put se dire «heureuse»; la conclusion, le rapprochement, la conception même de ce poème, sans cesser d'être déraisonnable, ne choquent point dans l'esprit 176 LE ROMANTISME FEMININ d'une jeune fille, où l'enfantillage apparaît plus convenable que la raison. Nous n'attendons point de Renée Vivien des idées philosophiquement vraies, mais des émotions justes, quelle qu'en soit la cause, folle ou sage, pourvu qu'elle soit puis- sante et profonde. — Ces belles femmes n ont pas élé très heureuses. Cette beauté., ce bienque Von désire par-dessus tout., ne fera donc pas le bonheur ? Elle détermine donc le malheur ? Ces enchaînements de rêveries ne se jugent point en eux-mêmes. Il ne faut point dire qu'ils sont faux. Ils sont femmes. La nature a voulu que les femmes fussent portées à concevoir à peu près tout ce qui les touche dans une connexion étroite avec les idées vagues du bonheur, de la chance, de la fatalité, du destin. L'avenir est dans leur obsession naturelle. C'est en vain que le sage Horace les prévient que les choses futures ne sont pas aussi régulièrement arrêtées. Elles se sentent les providences de l'être. Toute femme écoute ma- gnifiquement résonner jusqu'au fond des entrailles les moindres conjectures sur le rapport de ce qui est ou fut avec ce qui sera. Un instinct mater- nel construit leur univers en forme de berceau, tout n'y doit conspirer qu'à recevoir leurs fruits. Superstition, sans doute! La superstition les complète. Une femme sans superstitions n'est qu'un monstre. On observe, non sans plaisir, que, entre toutes ses diableries, Renée Vivien n'a pas songé à se faire esprit fort. Un saint homme mur- mure : — Voilà ce qui la sauvera... C'est, du moins, l'élément le plus naturel de cet art si profondément féminin. RENÉE VIVIEN 177 Elle s'est dit : Qui sait? Elle frissonne; et nous frissonnons avec elle. Elle a fait son devoir, et nous faisons le nôtre, qui est de recevoir, par les sens de la femme, l'impression de l'inconnu et de l'inexpliqué. Ovi Vigny et Baudelaire nous condam- naient à rire d'eux, avec tous les respects qui se doivent à de grands noms, nous sommes bien con- traints de subir et de reconnaître ici de rudes par- fums de nature. Nous découvrons de nouveaux cieux. Sans les pénétrer fort avant, nous ne pou- vons plus les nier. Elargissez un peu le thème ; qu'il devienne plus général, tout en demeurant essentiel au cœur de la femme : Fauteur de Cendres et poussières menacera d'éclipser ses meilleurs modèles, en raison de la nudité de la plainte et de la révolte. Baudelaire avait indiqué en termes abstraits la « peur de vieil- lir », mais son frémissement apparaît un simple exercice de rhétorique en comparaison de Renée Vivien, quand elle imagine la fin de beautés qui font son bonheur. Rien d'échevelé. Un trait net. Mais c'est le chœur des regrets, des etïrois et des déses- poirs féminins. Jamais, à mon avis, n'ont été ren- dues plus sensibles, par la magie du chant, cer- taines cruautés pénétrantes et définitives du sort, exactement reflétées en certaines âmes. Ecoutez cette amante dessécher, flétrir à lavance, les charmes dont elle est encore enivrée. De femme à femme c'est l'essence du diabolique et de l'exquis ! Les yeiiv attachés sur ton fin sourire, J'admire son art et sa cruauté, Mais la vision des ans me décidre Et, prophctiqucment, je pleure ta beauté, 12 178 LE ROMANTISME FÉMININ Puisque telle est la loi lamentable et stupide, Tu te flétriras un jour, ah! mon lys! ... Tes pas oublieront le rythme de l'onde, Ta chair sans désirs, tes membres perclus Ne frémiront plus dans l'ardeur profonde, L'amour désenchanté ne te connaîtra plus. De pareils vers pourraient suffire à l'honneur d'un poète. L'Anthologie éternelle les sauvera. Je ne sais pas beaucoup d'accents plus directs et plus sûrs. Tu te flétriras un jour, ah ! mon lys! Cette image et ce rythme, pour un tel cri, c'est la passion pure, dans la plus intelligente perversité. II MADAME DE REGNIER « La mère de Gillette était créole... Gillette, ber- (( cée sur les genoux de la vieille négresse Cœlina « qui avait suivi sa mère en France, gardait un <( souvenir brumeux des choses qu'elle lui avait « contées... Ces récits abrégés ou augmentés par « la fantaisie de la négresse influencèrent son « jeune esprit. Elle s'habitua toute petite à con- « sidérer l'invraisemblable comme possible, les « dénouements les plus funestes comme des con- « séquences quelconques... Les contes de Cœlina « tinrent éveillés en elle l'atavisme de sa race « aventureuse, romanesque et sensuelle. » L'auteur de C Inconstante^ un sieur Gérard d'Hou- ville, n'avait pas encore fourni ces curieuses notes d'allure autobiographique, qui ne sont pas sans rapport à notre sujet, lorsque les premiers vers de M™" de Régnier firent leur apparition dans la lievue des Deux Mondes. Elle n'eut pas à le signer de son nom de jeune fille. Trois étoiles ont servi jusqu'à ces derniers temps. Je ne sais ce qu'il en sera quand le Souhait, l'Autojnne, le Sommeil et tOmhre seront réunis en volume. Cependant, la dernière « table » de \a lievue porte en toutes lettres 180 I>E ROMANTISME FÉMIMN un état civil très complet. 11 serait dès lors impar- donnable d'écrire un seul mot de M""' de Régnier sans parler de son père et de son mari. Tout le monde salue en M. de Heredia le chef de chœur de la poésie parnassienne ; on n'a pas besoin de définir le solide éclat de sa poésie, elle- même se définit couleur et son. M. Henri de Régnier n'est guère connu que pour ses romans qui sont spirituels, et sa qualité de poète, de noble poète, ainsi qu'on écrit volontiers. Ce noble poète fut un des jeunes gens que grou- paient, il y a vingt ans, Mallarmé et Verlaine, et qui s'efforçaient de continuer le romantisme par un système de poésie auquel le nom immérité de symbolisme restera. Ils s'efforçaient de jouer des airs moins monotones, moins bruyants que ceux des Trophées et dissolvaient l'alexandrin au lieu de le glacer. Quant au rythme, de peur de le mar- quer, ils l'oubliaient. Verlaine et Raimbaud avaient fait des vers « délicieusement faux exprès ». M. de Régnier et son groupe firent peut-être exprès de faire des vers faux, mais abominables, résultat qu'ils ne cherchaient point. Cherchant l'abandon et la grâce, ils négligèrent la syntaxe, lâchèrent le style et s'exprimèrent par allusions à peine indiquées. Ainsi, originaire des Antilles espagnoles, née dans l'un des centres de la déformation imposée au langage, au style et à la poésie, la jeune fille ne changea point de milieu quand elle changea de foyer. Ce qu'elle trouvait chez son mari pouvait être appelé le contraire de ce qu'on lui avait enseigné chez son père, et ce contraire, au fond, c'était la même chose. Son exotisme de naissance s'unissait MADAME DE RÉGNIER 181 à un exotisme qu'on pourrait nommer d'élection; car M. Henri de Régnier, alors même qu'il sembla se mettre, comme en ces derniers temps, à l'école d'André Chénier, de Ronsard et des autres maitres français, n'a jamais quitté cette pente des imita- tions germaniques sur laquelle notre xix" siècle a glissé. Un mauvais petit élément latin, reaouvelé de Victor Hugo, l'antithèse et la symétrie dans le dis- cours, n'en accuse que mieux son vrai fonds, tiré des rêveries shakespeariennes. Donc, l'action romantique et l'action parnassienne s'accordaient et se confirmaient. Le romantisme de 1830 ne cesse pas en 1868 ; il se transforme et se renforce, comme au Consulat la Révolution. Comme le Consulat a été la Révolution « dessouillée », le Parnasse est un art romantique ébranché, nettoyé et mis dans une espèce d'ordre qui fait illusion au vulgaire... On dit: C'est du classique! — C'est du classique faux. C'est le contraire du classique. Un peu plus tard, les habitudes du romantisme furent troublées lorsque symbolistes et décadents vinrent liquéfier la fragile reconstruction de Victor Hugo et de Banville. On cria à la barbarie. Il y avait soixante ans que la barbarie sévissait. Avec leurs airs dévastateurs, les nouveaux venus obéissaient à tous les principes de leurs aînés; ils n'y ajou- taient qu'un peu de brutalité. Ils ne représentaient, en définitive, que le troisième état d'un seul et môme mal, hî mal romantique, comme les Parnas- siens en montraient le deuxième état. M'^Vle Régnier avait ouï recommander autour do son berceau les bonnes et loyales compositions qui détacli(Mit le vers et mondent la rime. Sous le toitcon- 182 le: romantisme féminin jugal, elle apprit comment, à son tour, le mot peut être libéré. Elle lut les poèmes de M. Mallarmé oîi c'est l'harmonie propre des premiers mots venus qui détermine le choix ou plutôt la venue des autres. L'imagination du poète, tentée par zm vocable, remet à ce vocable la souveraineté absolue, l'au- torité illimitée; le sens lui-même perd son droit de direction et de composition : il ne subsiste qu'une orientation indécise, fondée sur des ressemblances de syllabes et des analogies de son, qui permet d'entrevoir sous l'apparat des matériaux plus ou moins agréables, les fumées d'une insaisissable rêve- rie. Sorte de tachisme littéraire, tantôt visant à des effets de pure euphonie et tantôt animé d'une obs- cure philosophie. Si M. Henri de Régnier s'est tou- jours gardé de donner toute sa confiance à cet art, il lui a témoigné de l'inclination et de la sympathie. Un de ses confrères, M. Retté l'appela un oppor- tuniste du symbolisme. C'était bien définir l'ambi- guïté de cette attitude repoussée et charmée tour à tour. De quelque façon qu'il s'y prît, qu'il incli- nât vers le Parnasse ou qu'il se tournât vers M. Mallarmé, son art conspirait également à la destruction de l'art français par le maintien du désordre intellectuel. Si donc M""' de Régnier eût été douée d'une in- telligence docile, la nature et l'histoire la vouaient à quelqu'un des trois états du romantisme, sauf à en découvrir, pour son compte, un quatrième. Mais le monde et la vie ont plus de fantaisie imprévue ou plus d'ironique sagesse que ne leur en prêta l'esprit de système. On subit quelquefois son milieu et ses ascendants : il arrive aussi de les contre- MADAME DE RÉGN R 183 dire. Rien ne dut être plus amusant à considérer que la rébellion secrète de ecl esprit contre les deux autorités les plus dignes de sa tendresse et de son respect. La conséquence en fut piquante; car ses pre- miers vers enthousiasmèrent précisément les esprits auxquels une strophe des Pohnes anciens et ro- manesques, un seul vers des Trophées ou des Con- qidstadors causaient depuis longtemps une espèce d'horreur nerveuse. Des ennemis intimes de Régnier et d'Heredia passèrent leur hiver à se répéter le distique qu'ils avaient lu : Le rameur qui m'a pris l'obole du passage Et qui jamais ne parle aux ombres qu'il conduit, Quand ils l'avaient bien répété, ils ajoutaient l'expression inlassable de leur surprise : — Quoi ! dans la maison du vieux peintre colo- riste, des lignes d'un dessin si fierl Quoi ! chez le détestable tourneur de petits vers libres et mous, un rythme, un ton si vigoureux ! Chez des hommes qui n'eurent jamais que des mots, sonores ou colo- riés dans l'esprit, on sait donc inscrire une idée! Cette idée du Caron pourrait être admirée au pre- mier plan de ([uelque toile de Michel- Ange! Ils ont cultivé l'épilhète : il n'y en a pas une ici. Ils ont fait la chasse au vocable rare : nul mot voyant dans ce distique; sauf o/>o/«? (et encore!) on pourrait tous les entendre chez la fruitière. Mais quelle no- blesse d'agencement! Quelle simplicité! D'où nous vient ce génie-enfant qui a su concevoir l'abstrait au milieu d'écrivains qui se noyaient dans le Ilot du particulier? Engendrée par un romantique, épousée 184 LE ROMANTISME FÉMININ par un romantique, quel est ce classique naissant? Ah ! petit philosophe, petit sculpteur, ah ! grand poète, que d'espérances au creux des repos de ces deux grands vers ! ... On trouverait dans les revues et les journaux du temps des témoignages plus précis de cette admi- ration d'un très petit nomhre de têtes attentives. En durant, en se motivant, cet enthousiasme a perdu de la surprise première. Le curieux accident arrivé à M"" de Régnier ne s'expliquait point mal parle poids réuni de l'influence, de l'éducation et de la tradition qu'on reçoit dans ce pays-ci. L'his- toire universelle ne cite pas de trésor intellectuel et moral qui puisse être égalé à l'ensemble des faits acquis et des forces tendues représenté par la civi- lisation de la France. La masse énorme des sou- venirs, le nombre infini des leçons de raison et de goût, l'essence de la politesse incorporée au langage, le sentiment difl"us des perfections les plus délicates, cela nous est presque insen- sible, à peu près comme l'air dans lequel res- pire et va notre corps. Nous ne saurions nous en rendre compte. Cependant nul être vivant, nulle réalité précise ne vaut l'activité et le pouvoir la- tent de la volonté collective de nos ancêtres. La puissance plastique en fut sans doute autrement vive du temps où, s'exerçant presque seule en Europe, elle francisait un Hamilton, un prince de Ligne. Mais on ne peut pas dire qu'elle est éteinte, car elle conserve ses grands moyens assimila- teurs, elle agit, avec lenteur et sûreté, par un invisible ferment. Si la négresse Cœlina, si l'au- teur des Jro/j/iees, si l'auteur d'i4/7^7/«^sf appuyaient MADAME DE REGNIER 185 en un même ^ens sur la pensée de M""^ de Régnier, dans le sens opposé s'exerçait une multitude mystérieuse d'esorits, de corps partout présents. La forme d'un palais, le dessin d'un beau meuble, le son d'un mot furtif, ce jardin solitaire oîi la verdure, l'eau, la disposition des balustres parlent au cœur, en faut-il davantage pour insinuer, à travers tout ce qui la voile, l'idée supérieure de l'art et du style français? Idées rapides, vues sommaires qui se formulent en éclairs. Mais, pour former un style ou le régé- nérer, ces impressions soudaines, nouvelles, fulgu- rantes, veulent être organisées avec soin et conser- vées en quelque centre bien défendu qui commande la vie de l'âme et qui la soumette à une règle constante. Point de style sans fidélité. Point de fidé- lité sans discipline héréditaire ou volontaire. Il la fallait volontaire ici. Le distique de V 0?nbre dut être écrit en 1896. Je doute que les années suivantes aient fourni à ^l""' de Régnier des occasions fré- quentes ou propices daiguiserce sens du classique, qui lui était venu comme un paradoxe très naturel. La nature sans culture, comme un élan sans ordre, ne saurait persévérer dans ce chef-d'œuvre et co miracle : (/fins le bien. Un goût natif est peu de chose sans les habitudes qui l'entretiennent et laflluent. Or, il n'existe plus de compagnie litté- raire où soient cultivées des habitudes de cette qualité. Les apnbiudissements que reçut le distique de M"" de Régnier avaient été très \ifs, mais perdus dans (|uelquc périodique obscur on dans l'arrière- salle d'un café du pays latin II leur manqua l'autorité, celle qui vient d'une liante inlhuMicc 186 LE ROMANTISME FÉMININ personnelle, ou celle qui découle de l'assenti- ment collectif. Ni le murmure du public ni la voix d'un maître ne vinrent dire a cette enfant ce que chantent les Muses dans la strophe de Théo- gnis : « Ce qui est beau, nous l'aimons, et ce qui n'est pas beau, nous ne l'aimons pas'. » Le public était corrompu. Le maître était absent, méconnu ou distrait. Il n'y a pas un seul de nos critiques littéraires qui mérite d'être appelé un juge. Celui qui tenterait de faire voir le beau et le laid dans les vers serait montré au doigt. Quant aux poètes à la mode, avant de rien juger, ils devraient com- mencer par aller cacher leurs volumes. Les vers magnifiques de COmbre : Le rameur qui m'a pris l'obole du passage Et qui jamais ne parle aux ombres qu'il conduit n'étaient pas les seules promesses de ce poème. Des beautés presque aussi fermes et plus touchantes y faisaient figure d'agréables faiblesses. On lisait par exemple : Mon front encor fleuri par ma mort printanière Sur l'immobile flot se pencha triste et doux, Mais nulle forme pâle, image coutumière. Ne troubla l'eau sans plis... Et sans doute tout n'était pas de cette qualité. Des lectures mêlées, une facilité redoutable s'an- nonçaient en même temps qu'un don supérieur. Ceux qui admiraient, qui louaient, qui savaient pourquoi, demandaient avec inquiétude quel était l'élément destiné à prédominer. I. M. .lean Moréas a plaCH cette strophe en épigraphe de son lieaii poème à la mémoire de Paul Verlaine. Ce qui devait être a été. Pendant que M. de Ré- gnier faisait dans Arcthuse et dans les Médailles eVargile une régression parnassienne du plus mé- diocre intérêt, le poète de VOmbre arrêtait, mais sans tremblement, ni hésitation, ni reprise, le pre- mier mouvement qui nous avait émerveillés. On pourrarelirepar exemple les vers qu'elle adonnés à la Revue du 15 janvier 1903. Le don paraît le même. L'imagination mythologique n'a point faibli, ni la faculté de tracer de hautes images. Comme en témoigne la lin de la pièce dite t Automne^ le désir du sublime, de Tabsolu, du pur, la tient éveillée. Mais c'est le monde qui s'est trouvé le plus fort. Je dis le monde au sens des prédicateurs : l'air am- biant, le goût du dehors, le courant trivial du com- mun des petits lettrés. N'oublions toujours pas que cet esprit classique était logé dans une femme. L'héroïne de nnconslanie, le petit conte imper- tinent que l'on attribue à M'"'' de Régnier, nous est proposée pour le portrait de l'Eve éternelle. Nous voyons Gillette sourire « sans attention » àun passant par cette raison qu'elle n'a rien de mieux à faire. Du tempérament par bouffées, de la tendresse par surprise, « un cœur triste et changeant », un es- prit de H voyou candide ». Prendre de son moi fé- minin une idée si modeste établit clairement ([u'on y est très supérieure. Dès lors, chez les femmes d'élite, que l'on sent de rudes combats! 188 LE ROMANTISME FÉMININ Une femme capable d'atteindre à certain style héroïque, au langage môme des dieux, sera tou- jours exposée à redescendre vers le romantisme natal. Heureuse si elle réussit à le tempérer par quelques éléments qui lui sont personnels : de l'esprit, et féroce, l'observation, le goût, et le bon sens. A la différence de son père, elle préférera la vie des choses à la sonorité des mots. A la différence de son mari, elle cherchera dans la vie des points d'appui solides, dessinés, définis, des idées plutôt que des songes, dfs mots et des phrases plutôt que des airs de musique. Son imagination pourra bien élever les réalités à la hauteur d'une allégorie, d'un petit symbole : on verra, au travers, le jeu, la ruse, la fiction. Des Séances agréables en peuvent té- moigner, et d'autant plus posées de ton que leur coupe rappelle inévitablement une modulation deM°'' Des- bordes-Valmore. L'ardente Marceline s'étonnerait d'une tendresse si correcte et qui ne s'applique guère à autrui : Qu'êtes-vous devenue, enfant songeuse et triste Aux sombres yeux? Vous dont plus rien en moi maintenant ne persiste, Rêves ou jeux? Qu'êtes-vous devenue, enfant paisible et tendre. Au cœur pensif? Dans quel étroit tombeau repose votre cendre, Corps grêle et vif ? Vous êtes morte au fond de moi, vous êtes morte, Petite enfant! C'est moi qui vous abrite et moi qui vous emporte Tout en vivant. MADAME DE RÉGNIER 189 Ah ! VOUS aviez si peur de cette orabre lointaine Que fait la mort Et l'écartiez déjà d'une main incertaine Tremblant très fort. Vous étiez douce et caressante, et souvent sage, Je vous revois, Mais les yeux clos, car je n'ai plus votre visage, Ni votre voix. Ainsi je vais mourir tout le long de ma vie Jusqu'à ce jour Où, de l'espoir qu'on rêve au regret qu'on oublie, Tristesse, amour, Je ne serai plus rien, dans la nuit sûre et noire Qu'un poids léger Et pourrai sans reflet, sans ombre et sans mémoire. Ne plus changer. Oui, l'auteur de ces vers ingénieux semble un peu trop lucide pour faire une bonne romantique. S'en croira-t-il et pourra-t-il être dupe quand il faudra? Son petit roman témoigne çà et làdiin cynisme tondre et de ce vrai poétique et brutal qu'approuverait M. Anatole France. La jeune Gillette Vernoy, qui arrive en retard pour dîner, répond « véridique- ment » à monsieur son mari : « — Mon amant ne voulait pas me laisser partir... Et son mari considéra toitjoKrs cette excuse comme une plaisanterie de mauvais goût. » Gomme elle a trompé cet amant et comme elle confie à son amieMarion le vertueux projet de faire l'aveu de sa faute, la môme Gillette prononce ces mots, ([ui lui valent une bonne ré- ponse : « Quant à l'aveu que je veux faire à Valentin, ne supposes-tu pas que je souft'rirai autant à le faire que lui à l'entendre? — Non^dit Marinn nette- ment : je te coîuiais. » 190 LE ROMANTISME FEMININ A la bonne heure! Cette connaissance parfaite, dont on aime la saveur et la drôlerie, n'exclu- rait ni la passion sincère ni les sincères folies qui en dérivent. Ce qu'elle exclut, c'est la bonne foi dans l'absurdité et dans l'enfantillage; c'est le degré de niaiserie dont la poésie romantique ne ne peut plus se passer. Qui persifle dans la manière d'Anatole France, qui est celle de Jean Racine et de Voltaire, est profondément incapable de recom- mencer des complaintes à la mode des continuateurs de Victor Hugo. Unefl'ort décisif aurait dû affranchir M""" de Régnier de la mécanique hugolienne. Cet effort n'a pas été fait, et sa personne littéraire en gardera quelque chose de composite. Ses idées de la vie et son entente même del'amour- passion dérivent sans contredit de cette source romantique, colorée et vivifiée par les contes de sa négresse. Mais elle a puisé dans l'air de France d'autres instincts. Le charme du livre de prose tient à ce qu'elle y narre sans déclamer. L'auteur y a res- suscité et rajeuni cet amour-goût, qui a été le délice de l'avant-dernier siècle. Et le faible du livre, le défaut de cette œuvre de gaminerie et de gentil- lesse, tient à la conclusion sérieuse que l'on y a cousue. Je sens bien que ce dénouement plein de sensi- bilité, ce ton exalté et jureur, ces airs penchés, ces mensonges de la tendresse sont prescrits par nos modes sentimentales. Mais je ne traite pas de l'exactitude historique de la peinture ou de sa res- sembhxnce avec les mœurs du temps. Il s'agit de savoir le mérite d'une œuvre d'art. Le Daphnis et la Chloé de M"' Henri de Régnier n'en sont MADAME DE RÉGNIER 191 certes pas à ce point où le caprice et le jeu d'amour se transforment subitement en passion ardente et profonde ; mais ils ont lu Tolstoï, qui leur a enseignd qu'il fallait être bon. Les pauvrets s'y ap- pliquent : faute de mots justes pour exprimer avec simplicité une minute d'attendrissement fugitif, ils en arrivent à pervertir un sentiment vrai et les deux beaux enfants en restent déformés et es- tropiés ! A la dernière page, leur petite paire de larmes inutiles nous est plus désagréable que la tache de sang. Jamais les nobles larmes n'ont souffert l'affectation, l'artifice, la volonté. L'hypo- crisie contemporaine ayant obligé notre auteur au métier de pleureuse, il s'en est mal tiré. Telle est son étoile, bonne ou cruelle. Et voilà les fadaises que M"'" de Régnier n'écrira jamais de bon cœur. Elle fera habilement la version ou le thème imposé par les convenances, elle n'y mettra ni conviction ni amour : trop clairvoyante pour divaguer dans le ton des contemporaines, trop incertaine pour les quitter et se retrouver. La critique devrait élever des poteaux revêtus d'inscriptions dans l'épaisse forêt où courent ces âmes obscures. La critique n'existe plus'. 1. Le dornier livre de Gérard (riioiivillo, Esclave, nous donnerait à regretter plus vivement encore ce malheur des temps et des cir- constances. Une pensée vraie, forte et triste, établit un fond ma- f^nifiquc ; l'aventure presque tragique détermine un beau drame ; le style, soui)le, s'anime parfois jusqu'à l'éloquence. Mais Taclion est trop lent<', le taljjcau trcip fourni, les détails pittoresques abon- dants jusqu'à l'inutile. 11 aurait fallu dessiner, al)straire, condenser. Grand art, le plus noble de tous, et dont M"'" tle Régnier eut la révélation, tout au moins une fois, le jour du distiijui'... III MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS Tout poète sincère, fût-il ué Shakespeare ou Vir- gile, confesse l'influence des lectures qu'il a faites dans sa jeunesse : elles ont eu la même impor- tance pour la direction de sa vie que la terre natale ou le sang paternel. Si le rêve consiste à émigrer de soi, il faut des excitants qui donnent l'idée du voyage et tracent le contour des rivages à visiter : l'imagination des hommes d'autrefois s'enflammait sur les contes de nourrices, sur les récits des voyageurs et des marins, sur l'ancien fonds des mythologios religieuses. Au- jourd'hui les livres nous concentrent loutes ces sources. Qu'ils soient sacrés, qu'ils soient profanes, collectifs ou étroitement personnels, nos pre- miers rêves sortent des livres. Il y a plus de sot orgueil à le contester que de modestie à en convenir simplement. On ne peut donc exagérer le poids d'une lec- ture sur l'imagination solitaire d'une enfant vierge que le rayon de la poésie a touchée. Cette action, si elle s'exerce de bonne heure, ne s'arrêtera pas seu- lement aux thèmes, aux sujets de la rêverie, elle descendra jusqu'au plus intime, et le mode de la MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 193 pensée, le Penser lui-même, dans la façon de se construire et de s'agencer, se trouvera atteint et modifié. Comme la feuille de chaque arbre témoigne d'un ordre d'insertion gravé à l'infini dans le germe de chaque germe, les esprits ont un $hjle qui préexiste à l'expression et au langage ; mais ce style n'est pas aussi arrêté et définitif que celui de l'innervation végétale : pendant les années de croissance, il est sujet aux plus curieuses métamor- phoses, et l'on voit la race, l'énergie du climat ou celle de l'éducation alternativement contrariées ou renforcées par la sorcellerie d'un poète fortuit venu de l'autre bout du monde, qui se sera fait écouter. Née dans la grasse et verte Normandie, M"" Lucie Delarue n'a retenu des paysages de sa province que la brume noire et la pluie, dont se désolait son compatriote Jules Tellier : « Je suis né, ô bien- ^< aimée, un vendredi treizième jour d'un mois (( d'hiver, dans un pays brumeux, sur le bord « d'une mer septentrionale. » Ce qu'elle voyait à l'horizon de la mer natale c'étaient les promontoires confondus et les rives indiscernables de la pâle Thulé, ennemie des navigateurs. Si l'on voulait porter sur ses lectures de ce temps-là un diagnostic précis, générique, il faudrait dire quelle tenait à son chevet tous ceux de nos poètes que M. Léon Daudet a nommés, au juste, des KamcJuitka. Elle se penchait avec préférence sur les plus abstraits et les plus abscons d'entre les derniers romantiques français ou belges, norvégiens ou russes, mais surtout, semblc-t-il, Rimbaud, Laforgue, Maeter- linck, Verlaine, Kahn et Mallarmé. 11 est d'ailleurs 13 194 LE ROMANTISME FÉMININ possible qu'elle n'eût jamais ouvert aucun de ces différents écrivains jusqu'à telle ou telle date précise à laquelle son art se trouvait déjà au com- plet. Mais cela ne signifie rien. Il y a du Rim- baud, du Laforgue, du Mallarmé et du Maeterlinck, quoique latent et en puissance, tant chez Victor Hugo que chez François Coppée. Il y a du La- forgue, du Rimbaud, du Kahn et du Verlaine, diffus et dilué, parfois accentué, dans les poèmes réguliers d'Albert Samain, de Rodenbach, de M. Jean Lorrain, de M. André Gide et de quantité d'autres versificateurs ou poètes contemporains, qui se rencontrent au hasard du journal ou de la revue. Quand on s'oublie à prononcer les noms de ces « artistes littéraires^ », à propos des lec- tures du très jeune auteur d'Occident, on doit en-, tendre que cette âme curieuse et cet esprit hâtif se pénétraient avec une ardeur particulière de tout ce qui flottait de mallarméen et de rimbaldique, de maeterlinkiste et de laforguien. Elle croissait dans ce tourbillon de fumées un peu lentes, veillant sur ses complications, attentive à ne rien exprimer que dénigmatique et de personnel, en un mot cultivant l'idiosyncrasie comme un pot de fleurs. Mais, née imaginative, beaucoup plus Imaginative que sensible et que passionnée, son goût du bizarre ne s'exerçait, en définitive, que sur les formes qu'elle trouvait dans son esprit : les mots, les images, le rythme, le style, matériel antique assemblé par la tradition, vieux capital civilisateur. \. L'expression est de M. Maurice Spronci<, les Artistes litté- 7-aires. (Paris, Galmann Lévy, 1890.) MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 195 qu'elle prenait plaisir à gâcher et puis à refaire de toute l'ardeur de ses sauvages petites mains. Quand on songe qu'elle aurait pu gâter aussi son cœur et compliquer irréparablement une fraîche nature, on est tenté de se féliciter des autres ravages, comme de la bénédiction du meilleur des sorts. Les pires dé- formations qu'elle se soit permises sont relatives à quelques types verbaux qui ne dépendaient guère d'elle et qui n'en recevaient qu'un dommage très relatif, puisqu'ils subsistaient bien intacts dans la multitude des autres esprits. La joie de M'" Lucie Delarue était d'accommoder ses impressions à des sauces un peu bizarres, propres à la retrancher du commun. Hanter est déjà un bon verbe. Mais que direz-vous, grands-parenls, de hauteur et de haiiteu^e? Héler ne manque pas de singularité. C'est une locution propre au mé- tier des matelots. Mais je vais m'en servir comme si j'étais matelotte. Il existe des tours de langage un peu triviaux qui ont l'air de rouler les choses et les gens dans un tourbillon de poussière ou de cendre. 0 respectables grands-parents, vous m'en donnerez des nouvelles : Je suis la hariteuse des mers fatales Où s'échevèlent les couchers sanglants... Ma solitude orageuse s'y mêle Au désert du sable vierge de pas Et où, sans craindre d'oreille, je hèle Je ne sais quel être qui ne vient pas. Oh! la mer! la mer ! Toi qui es mon àme, Sois bonne à cette triste au manteau noir, Et de toute ta voix qui s'enflamme et clame, Hurle ta berceuse à son désespoir. Ellipse claire, ellipse obscure ; hiatus doux et hiatus dur ; fines condescendances, ordes vulgarités : les tous fondus et les tons tranchés, ou voyants, se MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 19" heurtent dans le môme vers. La beauté de l'un est faite d'une allusion presque inextricable, la beauté de l'autre d'une vieille paire d'images très brus- quement désacordées, la laideur d'un troisième d'une image trop neuve, ou d'un couple contradictoire forgé sur une enclume sourde qui ne connaît point la pitié. Tous ces éléments dont l'auteur qua- lifierait la rencontre de «■ spontanée » semblent, au contraire, assemblés par le plus volontaire des jeux, pour le plus agressif des défis, dans le plus fantasque des rêves : caprices d'une petite fille, au surplus fort originale, plus désireuse encore de le paraître. Et cela revient, en somme, à l'état d'esprit de Petrus Borel aux premières heures du romantisme, mais recommencé et revécu de bonne foi. On veut étonner le bourgeois, car il faut que le bour- geois soit saisi d'horreur. Il le faut, si l'on tient au véritable objet de la poésie, qui est l'exposition complète, l'expression totale d'une âme : non de l'àme humaine dans son étendue et sa profondeur, mais bien de l'àme de cette jeune demoiselle dans ses différences et ses particularités. Il ne s'agit pas d'être le plus humain possible, mais d'être jusqu'au bout Lucie Delarue : et non point parce qu'elle est charmante, mais parce qu'elle est elle. Il s'agit donc d'être Elle, dans son e/le au superlatif. — Ce langage m'exprime et m'exprime seul tout à fait, telle que je me sais, en ma personnalité fondamentale. Moi, je parle bizarre, comme d'autres parlent français. Le bizarre peut bien avoir l'im- pertinence de ne pas être beau : il est moi; que puis-je désirer de plus! Je serai de plus 198 LE ROMANTISME FÉMININ en plus mienne. Je trouverai, de mieux en mieux, en mon jargon privé, les doubles et des ana- logues de ma nature. Rien autre au monde ne m'amuse que de rencontrer soit dans les mots, les tons et les rythmes existants, soit dans ceux qui n'existent pas encore, les correspondances exactes de cet unique élément qui m'est personnel. Je me fabrique des reflets minutieux. Voilà mon principe et ma méthode. Voilà mon art. Le fait est que la jeune fille trouva souvent de ces ingénieuses images qui faisaient une projection vraiment pittoresque de son monde secret, de ma- nière à causer au lecteur un degré à peu près pa- reil de plaisir et d'agacement : Grand ange désailé qui rôde dans ma vie, Ame, mon Ame ! Violon sans archet, triste barque sans rame, Ame, ô mon Ame inassouvie ! Toi qui voudrais aller autre part qu'oîi te mène Mon impuissante chair humaine, 0 mon Ame, âme trouble, âme en peine! Mais un jour ceci paraît fade. Le bourgeois ne s'est pas fâché suffisamment. Le philistin ne bondit pas. Les grands-parents, hélas ! menacent même de comprendre. Il faut approfondir les fossés en abîmes, élever des murailles, les hérisser de tours et les denteler d'échauguettes contre ce vulgaire public, et c'est à quoi l'on croira parvenir, en mul- tipliant, dans quelques strophes bien senties, les échappées naïves de prosaïsme baudelairien, comme en ces Litanies féminines où Madame la Vierge est prise à témoin de tous les péchés : MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 199 0 dame ! regardez celles qui tournent mal, Les épouses en qui la chair ne peut se taire... Ou l'on invoquera devant le masque delà lune des imaginations très compliquées, dans un vocabulaire très biscornu : Tu ris dans ta pâleur de cap guillotiné, Grimaçante d'horreur à l'œil halluciné, et l'on rira sous cape des lecteurs ignorants de Tétymologie qui se demanderont en quoi la lune ressemble à un cap ou comment un cap peut être guillotiné. Mis en verve parle succès, on recom- mencera, en redoublant. On écrira le macabre Poème de la vie et de la tnorl : Quelle épouvante ! Où fuir 1 J'ai peur! J'ai peur! J'ai peur! On se souviendra de ce que l'on a lu sur les tentatives humaines « pour s'enfuir n'importe où hors du monde», et l'on récapitulera, sur tous les airs con- nus, le Voyage, la Villégiature-à-la-campagne, la Morphine, l'Alcool, la Dévotion, l'Amour, pour con- clure avec une magnifique bravoure : Ah ! qui me donnerait l'abrutissement ! Qui me donnera l'abrutissement? 11 faut savoir que ce sont là de simples « gaie- tés » romantiques comme il n'a cessé d'en ruis- seler sur les lettres françaises, de l'année des Ballades de Victor Hugo à l'année des Blasphèmes de M. Ricliepin. Et le même scandale d'un habitant de la bonne province de Normandie aura sans doute suggéré (de 200 LE ROMANTISME FÉMININ plus en plus fort!) les strophes amusantes de ce Sommeil : Comme une que berça la viole d'amour, La belle toute en pâleur s'endort, Les volets joints avec, dessus, des rideaux lourds Pour empêcher sur sa tranquillité de mort Que ne vienne jouer l'estival clair de lune. Mais des gouttes de lune ont chu une par une... (Combien l'auteur a dû être ravie de ces vers-là 1 Ils laissent en effet loin derrière eux tous les vers analogues de ce M. Stuart Merril, jusque-là prince régnant de l'Allitération, roi de l'Asson- nance et empereur de la Consonnance bien redou- blée.) Mais des gouttes de lune ont chu une par une... Aux fentes de ces volets joints... Et sur ses seins quiets où se croisent les paumes. Sur ses pieds sages réunis, Sur tout le luxe prude et raffiné du lit Où elle se coucha sans bagues et sans baumes, Ce corps sans robe d'or et sans huppe à la tête... Les pieds sages, le luxe prude, ^ans cet aimable méli-mélo de couleurs, feront la joie de gens qui savent lire, comme le jeune auteur, en son extravagance, savait voir et interpréter. 11 est presque agréable de trouver une note juste si fol- lement placée. Folies pures, excentricités offraient ici le caractère d'être tempérées çà et là par un goût naturel, supérieur aux partis pris, par ce petit instinct delà pureté et de Tordre, qui est toujours vivant dans les cœurs délicats et qui doit corres- MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 201 pondre chez une écolière-poète à l'instinct de pro- preté chez la ménagère. Ce goût, cet instinct, ce bon ange élevait M"" Lucie Delarue au-dessus de bien des embrouillamini : au dessus des neiges et des brumes, elle s'approchait du ciel clair par la pointe de ses rameaux. Un jour, enfin, le poète de VOccident épousa ce fils du soleil, le docteur Mardrus, né au Caire d'une famille orientale. Ce n'est pas le lieu de détailler quelle gratitude ont vouée les lettres françaises au traducteur des Mille et Une Nuits. Mais je pense qu'avant de l'expédier à son imprimeur il a lu à sa femme cette versionbelleetnouvelle.il n'existe pas beaucoup de lectures aussi fraîches, aussi bril- lantes, aussi riches en toutes sortes de plaisirs de l'esprit et des sens. Ce vaste recueil de contes arabes, traduits, dit-on, presque mot à mot, nous mène quelquefois à ce que les bonnes gens du désert appellent sous la tente, d'un langage mathéma- tique, la limite de la satisfaction. Gœthe écrit je ne sais où : « Veux-tu les fleurs du printemps et les fruits de l'automne? Veux-tu ce qui charme et ravit? Veux-tu ce qui nourrit et satisfait? Veux-tu dans un seul nom embrasser le ciel et la terre? Je te nomme Sacomitala et j'ai tout dit. » Il ne faut qu'enlever un peu de verdure indienne, qu'ajouter aux palmes et aux grenades des oasis le chœur des jeunes iilles belles comme la lune, et la louange gœthienne s'appliquera aussi aux Mille et Une Nuits. Mais elle paraîtra singulière- ment incomplète à qui aura goûté comme il con- vient la joie des poèmes arabes qui y sont insérés. MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 203 Ces poèmes tout grâce, tout fougue, tout jeunesse, montrent une vivacité, une so-uplesse dont on ne se lasse point. Je laisse aux Orientalistes le soin de discuter le procédé du traducteur Mardrus. Un fait reste éclatant : le bon Galland nous avait laissé ignorer une douce forêt, un jardin de délices, ces vers improvisés des Mille et Une Nuits : Mardrus nous les a fait connaître, et cela dit tout. Il est notre évergète, et nous sommes ses obligés. Voilà pour le docteur Mardrus. 11 aura été l'évergète et docteur de M"*" Mardrus. Une des pièces caractéristiques du deuxième re- cueil de la jeune muse. Ferveur, porte un petit hommage de gratitude très précise, qu'il convient d'isoler et de placer sur le socle, bien en lumière, si l'on veut avancer dans la connaissance de notre auteur. L'Occidentale écrit à l'époux Méditerrané : Toute ma sourde intimité D'ombre, de deuil et de mystère, D'horreur et de complexité A fui, pour quelque étrange et douloureuse sphère, Ton incompatible ùme claire; Mais toute ma bonne santé Se trempe au bain de ta clarté Comme un corps vigoureux se trempe dans l'eau claire. A parler franchement, je ne crois pas grand'- chose de cette sourde intimité d ombre et d horreur. Quand le poète alléguait, dans le premier livre, Notre cœur gros d'angoisse et de mauvais secrets, ou, àans Ferveur, quand on lui voit esquisser encore, d'un geste félin, son voyage à la découverte de 204 LE ROMANTISME FÉMININ certains mauvais coins naturels, le « coin gâté » dont traite M. Marcel Prévost, Certain intime fond dont on ne parle pas, prenons garde que c'est, tout bonnement, la Poé- tique du romantisme que dévide ses conséquences: à force de creuser l'étrange, il faut bien en venir tôt ou tard jusqu'à la notion de ce que la rude antiquité nomma sagement l'Infamie. Ce n'était pas de l'in- famie (ni de la vertu) que s'occupait, en réalité, le génie pittoresque de M°"' Mardrus. Elle n'eut le souci de « l'âme » que pour le plaisir d'en tirer un effet d'art. Ce qu'elle poursuit, c'est l'image coloriée, propre à traduire sensiblement ce qu'elle a senti : ce n'est donc pas la joie de s'éprouver, de s'affiner, de s'exalter, déjouer avec elle-même au moyen de sen- sations neuves provoquées par aucune curiosité. Son goût, sa passion me semblent d'une artiste ou d'une praticienne : elle songe à trouver des images qui soient l'exacte et subtile figuration de son senti- ment; quant à traîner, à peser sur ce sentiment, simple objet, simple thème, elle n'y songe presque pas. C'est son art qui est perverti; nullement sa nature; la tête, non le cœur. Et cet art corrompu est bien ingénieux. Avez- vous observé combien les petits vers Toute ma sourde intimité... montrent de netteté, comme ils disent précisément ce qu'ils veulent dire? C'est un menu tableau conjugal, dont l'intention allé- gorique transparaît à chaque touche. L'image, inattendue, définit, enclôt, circonscrit, plus encore qu'elle ne chante. Ce n'est pas un petit bonheur : MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS 205 il n'est pas rare ici. Par la force et la vérité de ses colloques avec son seigneur et docteur, cet esprit autrefois obscur, ennuagé, précise ses moindres concepts. 11 ne savait que peindre. Le voilà qui dessine de légers tableautins dans la ma- nière de Verlaine et de M. Coppée [Du bout de ses tuyaux gris Dans le ciel fume Paris. Le jardin se ramifie Sur cette lithographie. Tout le long d'un rameau sec Les moineaux se font le bec...). On laisse de côté les outrances ; on en conserve juste de quoi donner du corps, de la couleur, un léger montant aux images. On dira par exemple : ... Rien n'est plus nécessaire Que d'aimer toute chose avec des cœurs charnels. On s'écriera, dans un raccourci vif: Genève, teints proprets et prunelles contentes... On diluera le pittoresque dans un peu d'élo- quence ; on corrigera l'éloquence par un rude éclat de couleur : Val tends tes bras à tout pour que tout soit ton bien, Hante, après la campagne aux heures parfumées, La Ville trépidante et ses nuit allumées. Que ton cœur soit solaire et soit saturnien! On s'exaltera, fort paisiblement: Femme, amphore profonde et douce où dort la joie, Toi que l'amour renverse et meurtrit, blanche proie, et cette prise de possession forme un petit hymne au u pays ». « Les chansons de Ronsard », « le cœur de Jean Racine », sont invoqués d'un accent qui ne manque pas de piété. Mais le même livre a pour titre « le Cœur innombrable », et cette alliance violente d'un adjec- tif avec un nom qui n'est pas fait pour lui sentait son étrange pays et ne laissait pas d'inquiéter. L'inquiétude se coniirme par la suite du livre ; on ne tarde pas à s'apercevoir que, si Racine et Ronsard sont aimés ici, ils n'y sont aucunement préférés. Le suffrage qu'on leur accorde est très partagé. Une petite àme gloutonne s'est contentée de les convier à la posséder, en commun avec une nom- breuse société de poètes inférieurs. Les véritables favoris sont bien plus récents et moins purs. Pour la quatrième fois, nous avons à saluer l'inlluenco 14 210 LE ROMANTISME FÉMININ persistante et vivace des romantiques sur le plus brillant esprit féminin. C'est bien d'eux que M™" de Noailles a mémoire quand elle songe, écrit et vit. La face épanouie de la lune l'émeut à peu près des mêmes pensées qui auraient visité l'imagination d'une affiliée du Cénacle. C'est la rêverie de Musset devant Phœbé la bioride. A propos d'animaux, des « sobres animaux », quand elle les admire et les salue un à un, en suppliant une divinité cham- pêtre de la rendre elle-même pareille à ces bestiaux suaves, (Rendez-nous Tinnocence ancestrale des bêtes !) le souvenir de Baudelaire s'entrelace à celui de Vigny, qui voulait que les animaux fussent nos (' sublimes » modèles. Enfin, elle s'est exercée à fusionner, sur les savants exemples de Victor Hugo, le matériel et le mystique, le pittoresque et le rêvé, le sentiment et la chair : Ah ! le mal que ces deux cœurs, certes, Se feront ; Lèvent éperdu déconcerte L'astre rond, La lune au ciel et sur l'eau tremble. Rêve et luit ; Nos deux détresses se ressemblent, Cette nuit. Il monte des portes de l'àme Un encens ; Cest rappel du cœur, de la flamme Et du sang. LA COMTESSE DE NOAILLES 21 1 Nous avons distingué des imitations que Ton fait comme des devoirs ces reprises sincères et fié- vreuses, que l'auteur dirait pleines de cœur et pleines de sang. A la fougue, à la vérité, au na- turel, se reconnaît l'invention. C'est seulement une invention qu'il faut dater et situer. Laissons donc Ronsard et Racine. Voici le centre du poète, voici la date fatidique de son avènement au ciel troublé de la poésie : Dix-huit-cent-trente. S'il était pos- sible d'en douter, nous n'aurions qu'à ouvrir ce roman, la Nouvelle Et^pérance, nouveau Werther qui nous ressuscite à la lettre les sentiments de la génération de René et de celle d'Adolphe, avec cette couleur précise du costume et de la parure que la vogue de 1830 y vint ajouter. « Mélancolie ! (' mélancolie ! axe admirable du désir ! Défaite du « rêve à qui aucun secours, hors le baiser, n'est « assez proche ! pleur de l'homme devant la na- « ture ! éternel repliement d'Eve et d'Adam!... » Ceci fixe la qualité des lectures prépondérantes. Le sens de l'antique est plus pur que chez Renée Vivien; on ne trouve chez la comtesse de Noailles aucune réminiscence, môme confuse, de l'Océan barbare, ni des troubles particuliers à la conscience chrétienne. La demi-grecque oublie la notion du péché. Elle songe la Mort comme l'ont songée les plus anciens d'entre les Anciens. C'est un obscur en- droit d'oii l'on pense à la vie avec quelque regret et d'où l'on veut savoir les nouvelles de notre monde. Les morts sont consolés, (juand un trou creusé dans la terre insinue jusqu'au séjour où l'ombre se mêle à la cendre, un rayon de miel, un filet de lait et de vin. Le poète raffiné du Cœur innombrable charge 212 LE ROMANTISME FÉMININ un faune de ses commissions pour le Styx, mais la collation rituelle est augmentée d'un mets nou- veau : c'est le don royal d'elle-même, et ce pré- sent fait à des Ombres, qui n'en peuvent goûter (elle le dit), pourra paraître assez méchants : Dis-leur comme ils sont doux à voir, Mes cheveux bleus comme des prunes, Mes pieds pareils à des miroirs Et mes deux yeux couleur de lune, Et dis-leur que, dans les soirs lourds. Couchée au bord frais des fontaines, J'ai le désir de leurs amours, Et j'ai pressé leurs ombres vaines. Cette offrande fera voir en quel sens baudelaiden la comtesse de Noailles transforme l'antique. On le sentira mieux en lisant un autre poème, moins réussi, l'historiette de la petite Bittô. Bittô bergère vient de se donner, en une vingtaine de strophes, à son ber- ger, Criton. Quand elle est bien vaincue, le poète pousse une exclamation : Comme elle est grave et pâle... et continue : Bittô, je vous dirai votre grande méprise. Le commentaire des méprises de Bittô dure six bonnes strophes, où la vagabonde pensée noue et dénoue, sans rien indiquer de bien net, de molles écharpes. L'objet s'est évanoui dans le rêve, le sujet dans la paraphrase et l'églogue dans un lyrisme intempestif. Voici l'équilibre rompu entre les figures vivantes et le mouvement dont on veut qu'elles soient animées : ces figures paraissent, dès LA COMTESSE DE NOAILLES 213 lors, tout agitées et consumées du feu intérieur, en une heure oij l'âme devrait se reposer, lan- guir. Les Anciens n'auraient jamais péché ainsi contre l'ordre. Sans l'ordre qui donne ligure, un livre, un poème, une strophe n'ont rien que des semences et des éléments de beauté. Le second recueil de M™" de Noailles, VOmbre des jours, précise la valeur de ces éléments pré- cieux. 11 achève de révéler quel trésor de puissance poétique accumulent certaines natures frémis- santes. La sensibilité diffère de l'art ; mais elle est la matière première de l'art. Un certain degré de sen- sibilité, également distribuée et répartie, peut sup- pléer à la raison et tenir la place du goCit. Or, l'excès fait la loi ici. Bien plus, de cette belle et forte sensibilité naturelle, une volonté résolue abuse méthodiquement. La jeune femme ne se com- plaît qu'à sentir, à se voir sentante et souffrante. Sa frénésie de sentiment, toujours consciente et voulue, la dévoile, l'écorche même, afin de la faire apparaître plus nue. Le poète de l'Otnbre des jours se soucie donc de moins en moins de forger des re- présentations cohérentes, des images suivies, mais, dans la négligence, se font les rencontres heu- reuses : J'entendrai s'apprêter dans les jardins du Temps Les flèches de soleil, de désir et d'envie Dont Télé blessera mon cœur tendre et flottant. Le poète abandonne semblablement les descrip- tions, auxquelles il s'appliquait jadis avec une méri- toire constance, et ces héros obscurs du jardin pota- 214 LE ROMANTISME FÉMININ ger, haricots, radis, fleurs de pois, auxquels était dévoué le premier volume', sont relégués en un second plan à peine sensible. Ce que l'auteur de- mande désormais aux arbres, aux buissons, à la nature entière, c'est d'exciter ses nerfs, d'extasier son rêve, de lui apporter l'occasion du mouvement passionné. A ce titre, les vraies fleurs, ces fleurs du vieux temps qui charmèrent tous les poètes, refleurissent dans le jardin qui leur avait préféré des légumineuses. En l'absence des roses, jugées sans doute un peu trop simples, voici déjà brûler dans l'air amoureux de la nuit « l'héliotrope mauve aux senteurs de vanille ». A la description se substitue donc une émotion, mais élancée, autant que faire se peut, des régions les plus végétatives et les plus nocturnes de l'âme : Mon âme si proche du corps! ... Mon âme d'ombre et de tourment Et celle qui veut âprement Le sang de la tendresse humaine ! ... 0 mes âmes désordonnées! Ces petites âmes diverses, avides, curieuses, bru- tales, — un physiologiste dirait : ces petits centres nerveux de systèmes inférieurs — ces âmes d'im- pression plus que de réflexion et d'organisation, ces petites volontés toutes sensuelles sont expressément chargées de tout passionner. Un train qui part, « le beau train violent», est invoqué comme le « maitre i. C'était l'application littérale du programme démagogique de Hugo : Plus (le mois sénaleurs^ plus de mois rotu7'iers, etc. Encore Hugo ne lit-il pas tout ce qu'il prêchait. Mais l'esprit féminin veut de la logique. LA COMTESSE DE NOAILLES 21 J de l'ardente et sourde frénésie >'. Dans le thème d'amour, le détail de physiologie alterne avec le cri : Ah ! tant de plaisirs et de larmes! Tu ne dors, ne ris, ni ne manges. Mais n'importe, c'est le bonheur ! Un tel état de tension morale ne peut manquer de laisser jaillir, en aigrettes ou en étincelles, de purs et nobles agencements de syllabes, tels que le début de la deuxième strophe, dans le Dialogue ?narin, on la double épithète accordée à la mer pourrait être du plus magnitique poète : Visage étiticelant du inonde, battement Du temps et de la rie!... Il va sans dire : ce ne sont, ce ne peuvent être que des fragments. Nulle composition réelle, quoique l'auteur sente toujours où il va et, de biais ou de droit, qu'il y puisse toujours aller. Ni provi- dence, ni pensée. Les éléments se groupent, selon leur poids ou leur venue. Ne lui demandez pas de « soigner» autre chose que ses clameurs. La Nouvelle Espérance ^ véritable roman-poème animé d'une rare passion, est conçue n'importe com- ment et le train du récit marche comme il peut. Une jeune dame qui s'ennuie essaye d'aimer son mari, et, successivement, tous les amis de ce mari. Elle trouve enfin, un peu en dehors de son entourage or- dinaire, quelqu'un à qui se donner. Mais cet amant aimé n'est cependant pas le bonheur, pour deux raisons majeures : il n'y a pas de bonheur pour Sabine et, de plus, cet amant ne peut être tou- jours à sa disposition. Certain soir dont le len- demain semble vraiment trop long à vivre sans lui, Sabine s'arrête à la pensée de mourir. Cette fin qu'on traite d'absurde paraît la seule raisonnable si l'on comprend la donnée première. Encore la mort même n'est peut-être pas assez calme, assez froide, assez « morte » pour éteindre éternelle- ment ce forcené démon d'amour qu'il s'agit de tuer'. Tout le démoniaque^ dans ce livre, est par- fait. Quand il s'agit de peindre des personnages que le démon d'aimer n'agite pas, qui sont « lâches de- vant l'amour», ou quand il faut imaginer des anecdotes, des aventures, des circonstances, le livre tombe. Non faiblesse. Non parti pris. On dirait plu- 1. Le même démon fit dire au poète : Et ma cendre sera plus- chaur/e que ma l'ie. LA COMTESSE DE NOAILLES 217 tôt ironie et négligence. Pourquoi machiner, com- poser? Un seul point a de l'intérêt : ce qui se passe dans une âme quand elle aime ou qu'elle erre dans les environs de l'amour, la rencontre de ceux qui s'aiment, leurs conversations, ces étreintes, ces « caresses immatérielles des âmes «.Un artiste plus docte aurait effacé tout ce qui n'est pas cela. Celui-ci s'est contenté de le gribouiller. Mais il s'est enfoncé de toutes ses forces dans l'analyse du désir de la passion et dans la formule, aussi réelle que possible, de cette passion enfin trouvée et sentie ^ De grands poètes qui exposent les infortunes des amants veulent nous émouvoir de pitié ou d'hor- reur. Celui-ci n'a aucune arrière-pensée théâtrale. Il n'a point d'autre but que de dire l'amour, ou plutôt de le confesser. Il nous confesse son amour. Je voudrais oser dire qu'il l'extériorise. Comme le jeune auteur d'Occident tendait à trou- ver des paroles qui pussent la dire, vivante, vraie, dans les caractères particuliers de son imagination, le jeune auteur de la Nouvelle Espérance cherche à faire voir avec vérité ce que c'est que son cœur de femme, conçu, non au repos, où il n'est point lui-même, mais au plus vif, au plus rapide, au plus effréné des mouvements qui mettent le fond bien à nu ; non dans le rêve et dans l'attente, mais à la fleur des heures où brûle le plus haut sa plus chaude flamme d'amour. Je suis loin de nier l'éminente curiosité du spectacle. Cependant, ces 1. Dans un livre suivant, M"" de Noailles a pris le meilleur parti. De cirionstanccs, d'anecdotes, d'aventures, il n'y en a plus du tout dans le Visage émerveillé. 218 LE ROMANTISME FÉMININ elTorts de description intérieure participent de la science plus que de lart. 11 me semble que le succès en sera toujours relatif. Si, d'un tableau à un autre, il n'existe jamais de copie parfaite, comment serait-on jamais satisfait de la version de nos états intérieurs dans le langage extérieur, de notre vie propre dans un mode qui est commun et qui doit l'être ? Quelque concret et sensuel que soit un style, les mots sont toujours une algèbre, leurs symboles ne feront jamais la réalité : ils ne la refléteront même pas. Aussi n'est-on jamais satisfait, même de l'ou- trance, et faut-il toujours la porter plus avant. Par essais graduels, par entraînement méthodique, les phénomènes insensibles ou à peine perçus jusque- là prennent une forme distincte. L'hyperesthésie maladive s'accentue volontairem eut et s'accompagne de perversions bizarres. La couleur des mots appa- raît, leur arôme s'annonce. En même temps qu'il se colore et se parfume, l'univers Intel lectuel commence à revêtir un aspect plus aigu, dont le patient com- mence à souffrir. Ce qui chatouillait blesse, ce qui blessait déchire. Cette tension nerveuse, développée, accrue par la volonté complaisante, devient un jour insupportable ; comme le gentilhomme dont M. Huysmans a dressé la monographie, on com- mence à se trouver assez mal portante ; comme Sabine de Fontenay, on court chez le docteur. — Docteur, cela va très mal. 11 lui répondit : — D'abord, asseyez-vous tranquillement. Mais elle reprit : — Je n'ai pas la force de m'asseoir tranquillement, on ne LA COMTESSE DE NOAIIXES 219 se repose que quand on est bien portant. — Elle ajouta : — Il faut que vous me guérissiez tout de suite, je vous en sup- plie, de cette douleur que j'ai dans la nuque tout le temps, et d'une tristesse qui me met des larmes dans toutes les veines. Il lui conseilla le calme, le sommeil, la nourriture. Il la pria de regarder doucement la vie, indifférente et drôle. // l'assura des plaisirs prudents qui attendent l'observateur et l'amoureux de la nature. Elle lui dit: — Alors, docteur, le soleil et les soirs violets, et des bouts de nuit où semblent s'cgoutter encore les lunes qui furent sur Agri- gente et sur Corinttie, ne vous font pas un mal affreux? Le docteur répond que la pensée des vieilles lunes lui est, au contraire, bien reposante. Sabine s'en va indignée, en se disant : « — La satisfaction seule console. La faim, la soif et le sommeil ne se guérissent point par tel envi- sagement de l'univers, mais par le pain, l'eau ou le lit, et de même la douleur ne se guérit que par le bonheur. » Mais l'idée du bonheur elle-même s'est aiguisée. Son amant lui a demandé un jour : — Qu'est-ce qui! vous faut, à vous, pour que vous soyez heureuse? Elle tourna vers lui ses yeux d'enfant brûlante, appuyji sa W'ie contre l'épaule de Philippe et répondit : — Votre amour. Puis, jetant dehors sa main nue, faible, puissante, elle ajouta : — Et la possibilité de l'amour de tous les outres. Quelque temps après, elle ajoute, dans une lettre, autre chose d'infiniment plus net : « Ce n'est pas « vous que j'aime ; j'aime aimer comme je vous « aime. Je ne compte sur vous pour i-ien dans la 220 LE ROMANTISME FÉMININ « vie, mon bien-aimé. Je n'attends de vous que u mon amour pour vous. » Ainsi un certain degré d'attention sur soi-même en arrive à faire tourner jusqu'à l'amour, comme le mauvais œil faisait jadis tourner le vin. Oui, l'amour se meurtrit, une fois revenu dans le cœur aimant qui ne l'avait créé que pour se répandre et se fuir. Il se résorbe dans cet élémentaire amour de l'amour que tous les psychologues distingueront de l'amour vrai, dont il est la corruption ou le résidu. L'amour de l'amour tue l'amour, observait-on plus haut. Ou peut-être n'existe-t-il que pour avoir tué l'amour. Aimer Famour, c'est s'aimer soi, le livre qui le montre atteint par là un rare caractère de pro- fondeur et de vérité. A force de s'aimer, à force d'ac- corder à chaque fragment, à chaque minute de soi l'indulgence absolue et l'adoration infinie, il arrive qu'un de ces fragments, éphémère hypertrophié, devient le meurtrier des autres : il ne peut même plus supporter la pensée des instants à vivre, s'ils ne sont identiques à lui, s'ils sont autre chose que son propre prolongement, et l'être à ce degré de despo- tisme n'aspire plus qu'à s'anéantir : il s'anéantit et se dissout en effet, par amour ah>^Qlu de soi. « Tu es loin, écrit Sabine à son amant, tu es loin, il faudrait vivre demain sans toi. Je ne peux pas. » Le premier coup de minuit qui sonne aura probablement raison d'elle toute, comme elle a eu raison de tout. Je ne sais pas de suicide romantique mieux motivé ; on y peut voir, toucher comment une anarchie profonde défait une personne, aussi exactement qu'elle décompose un style ou un art, une pensée ou un Etat. LEUR PRINCIPE COMMUN Si j'ai bien lu ces livres de femmes et qu'une erreur fondamentale ne m'en ait pas voilé le sens, toutes quatre méritent donc d'être rattachées à l'évo- lution littéraire et philosophique que résument les noms de Jean-Jacques Rousseau, de Chateaubriand et de Hugo. Ces têtes féminines, pleines de révolte pensive et de fiévreuse méditation, nous compo- seraient une formule aussi parfaite que complète du Romantisme. Le mot a été répété dans l'analyse et l'appréciation de leurs œuvres. Il s'imposait absolument, et l'on ne pourra plus étudier le Ro- mantisme sans songer à M"^ Renée Vivien, à M"" de Noailles, de Régnier et Mardrus : en le res- suscitant et en l'amplifiant, elles l'illuminent. 1° L'origine étrangère Si, en effet, le romantisme, dans son rapport avec nos âges littéraires, se définit par un arrêt des traditions dû à l'origine étrangère des auteurs et des idées qu'ils mettent en œuvre, la définition convient aux auteurs de Psapphd et de la Nouvelle Espérance, comme à celui de V Inconstante ; elle est à peine contredite par l'auteur à' Occident et de Ferye?anal » à la rencontre de cette jolie femme et du grand poète. Les hommages qu'elle avait reçus jusque-là, ceux qu'elle reçut par la suite ne valurent peut-être pas la Jeune Captive. D'après M. Lamy, Chénier aurait été converti à la plus austère vertu par les crimes MADEMOISELLE DE COIGNY "263 de la Terreur. Il rappelle les cris de rage inspirés à Chénicr par la stupide résignation des victimes : Ici même, en ces parcs où la mort nous fait paître, Où la hache nous tire au sort, Beaux poulets sont écrits, maris, amants sont dupes, Caquetage, intrigue des sots. On y chante, on y joue, on y lève des jupes, On y fait chansons et bons mots... Mais depuis quand les poètes ont-ils perdu le droit de faire leur propre satire? C'est les connaître mal que de les élever au-dessus de leur blâme. Qu'il iVit « dame tragique », comme l'observe M. Laray, et qu'il fît des iambes, à certains jours de sa prison, cela le rendait-il incapable de suivre le cours d'une idylle? Les hommes politiques sont peut-être faits de ce bronze : mais la Jeune Captive atteste qu'il en est autrement des poètes. André Chénier n'avait changé ni ses dieux, ni sa foi, ni l'autel, ni le rite. La Muse aux yeux serrés, au sombre visage, n'avait pas eu le temps de secouer les roses de l'ancienne couronne, et ses fleurs ne res- pirent que le tendre amour de la vie selon l'idé»» (jue s'en était faite l'Antique : Pour moi Paies encore a des asiles verts Les amours des baisers, les muses des concerts : Je ne veux pas mourir encore! Il sied de redire la pièce à la lueur des renseigne- ments biographiques recueillis sur M"" de Coigny. <'erh^s, le poète, comme son génie s'y plaisait, a généralisé et sublimé la belle imagi'; une jeune femme en péril lui a rappelé Tagonie injuste de la jeunesse. Il a posé, moins durement, mais avec 264 MADEMOISELLE MONK force, la question de Lucrèce : Qiiare tnors imma- tura vagatur? L'âme de sa composition semble condensée dans une demi-strophe aussi imperson- nelle qu'il est possible de le souhaiter : Brillante sur ma tige et rhonneur du jardin Je n'ai vu luire encor que les feux du matin, Je veux achever ma Journée. Malgré tout, et quelque élévation qu'ait gagné la pensée, les traits particuliers de M"" de Coigny ne se sont pas tous évanouis du poème. On peut bien supposer qu'elle s'écria presque mot pour mot : Qu'un stoïqiic aux yeux secs vole embrasser la mort Aimée de Coigny était philosophe. Si elle avait suivi Aristippe plus que Zenon, sa délicate volupté donnait et recevait d'autres biens que ceux du vul- gaire, quoiqu'elle y fût parfaite aussi. « Tant de beauté qu'on lui eût permis d'être sotte, et tant d'esprit ([u'onlui eût pardonné d'être laide! » Ainsi parle M. Lamy. « La grâce », dit Chénier de son côté, La grâce décorait son front et ses discours. « Ses discours ». Mais M. Lamy nous apprend que cette sirène tenait aussi d'un autre dieu de la mer, du sage Protée. « Il y avait en elle trop de femmes pour qu'on se défendît contre toutes : qui résistait à l'une cédait à l'autre, voilà le secret de l'empire exercé par (die et par celles qui lui ressemblent. » Chénier avait-il lu M. Ltienne Lamy? Presque aussi amounuix que notre critique, MADEMOISELLE DE COIGNY 263 il a senti autant que lui cet « empire » du charme. Il évoque le poids de la chaîne odorante : Et comme elles craindront de voir finir leurs jours Ceux qui la passeront près d'elle. H ne pouvait mieux confesser quel lâche som- meil menaçaient de lui distiller ces beaux yeux. Signe qu'il y était bien pris. Incontestahlement, M"'' de Coigny fait le centre du petit poème, il est trop facile de voir qu'un peu d'amour s'en est mêlé. On ne discute que de savoir comment fut reçu l'amoureux. Plein d'objections, de répugnances, M. Lamy raisonne de Chénier comme d'un rival. Gomment croire qu'on ait accordé la moindre faveur à un poète ainsi bâti? « De stature massive, de taille épaisse, (( il avait cet aspect de puissance stable qui sied (( aux orateurs et aux combattants, mais qui, hors « de l'action, paraît lourdeur. » On était peut-être dans le feu de l'action on 1794. M. Etienne Lamy in- siste : les yeux étaient vifs, mais petits ; les boucles de la chevelure avaient été abondantes, mais, à trente-deux ans, le crâne était déjà à nu. « Une « femme de ses amies a dit qu'il était à la fois très « laid et très séduisant. » Mais, ajoute fort sensément le biographe, c'est un mauvais début de séduction que la laideur. Rien de plus juste. On verra plus loin que Garât fit oublier le môme défaut par la magie de l'éloquence. Pourcjuoi M"'" de (loigny, si longtemps amoureuse du « petit homme à l'air chafouin », aurait-elle nécessairement dé- daigné un poète qui, sans être de beaucoup plus laid (luc (î;ir;il, aurai! nii se nioiilror tout aussi 2fi6 MAHKMOIHELLK MOJIK. éloquent? Je ne tiens pus «In tout à ce qu'elle nit rendu à Ch(*nier r6alilrnrnaf,'e... — Pourquoi pas, alors, h Suvi'îe, qui fit son portrait? interrompt vivement M. lilifrinc Lfimy. — Kn ert'et, pourquoi pas?,.. Tout ce qur- jf dis ne tenil qu'à noter la faiblesse fies raisons mises en avant par M. {..imy. Si I id*'^* d<- rr'lfe Jiîiisrjri lui déploît, qu** n<* la ni''-t-il sifn[>lcm<'nt ' Aim'-e de Coigny fut simullaïK-ment la oiiiitrchsc de Lau/.nn et de Malm^sbury. I'<'iit-«;n tin-r un *çrand avantajre contre le bonheur de ('An'nitr d«' i'c. qne ce fut justement à Saint-Lazare qu'rdic lit la rencontre du sieur Mouret de Montrond, lequ(d ne tarda pas a tenir u/i' i,\,\ci- considérable dans la vi<^ df* la. prisonnière.' Monlirnid avait été écrou»- le même jour qu'elle et, au lieu df forger rifs (';^'bv- guesàsa belle amie, il pril l'- iion [);irti, qui ('-tiiil de la drdivrcr. l/bomme p/atiqiK- (Mit la cbanf*' etle grande dame de \':\\\(\i-ji /<•- g^imr; [irenait le nom d'une espèce d aventurier. I ne fois établi dans l ujh- des premières faniillfs K COIGNY Son proniior mari Tavail ruinoo à moilii^; Mon- trond. joiioiir, avait dt^votv la moilic'» t\o co (jiii ros- lail. l,(Ml(Muior quart consistait, vors IS(V2. dans le château et le parc de Mareuil. Ce t'ul Garât qui les fondit. Mailla (larat, nuMuhre du Triluinal. parlait avec l'cniphase de son hideux uuMier. Ainsi donnait- il I iuipressi(ui tl'uue àint> cnlhousiasle; son attitude, son langage promettaient d'autres joies que celles de l'intrigue. De plus. Garât n'était pas lihre. Il fallait le prendre à M""' de Condorcet. Il fallait les t)!»liger à uno rupture. M"" de (A>ignv était ni'e gucM'riére et ne dédestait pas d'unir la rajuue à l'auicnir. l.e trihun fut t'oncjuis. Il fut même ad(U'e. et c'est lui ([ui }iarait -^ élit* le plus puis- samment implant(> dans ce co-ur damante. Huit liillfMs d'une mâle écritur»^ de femme, (pu délient M. (ialu'itd llauidaux. ne lai>S(M\t aut'un thuite -ur la vivacité du li(>n de chair i|ui la tint assu- jettie durant si\anm>es. Ils vécurent ensemhle. Trom- |tée. ruinc'c. un ptMi hattue. la ti-iste esclav<\ toujours Ittdie. cul lutMilfM C(»ssé t\o songer à la liherle et à la nation : que lui faisaient les phrases rondes du marchand de paroles? (détail à l'hounne (|u'«dle s'altaidiait de toute s(M1 àuKv II on hàillait. C'est elle .(lit M. l'.litMiue l,am\. . (|ui s'i>hsliua à le • reliMiir: cpiaud il fui parti, à le repriuidri'; ;< (juand il eut dispai'u. à le phMU'cr. » II UN DERNIER AMI Que ce deuil suprême ait été porté dans la solitude ou qu'on Tait éclairci de nouvelles expé- riences, rien de certain n'est digne d'être retenu jusqu'à l'apparition du marquis de Boisgelin, vers 1811 ou 1812. On peut dire de ce dernier ami, ami parfait, qu'il fut le seul; pour la première fois peut-être dans cette vie, il sut mettre d'accord la passion et l'honneur, l'amour et l'estime. Elle se sentit adorée, mais aussi comprise et chérie, « Mon âme », dit-elle, « réunie à celle d'une noble « créature, se sentait relevée et mise à sa place. « J'étais devancée et soutenue dans une voie oii « notre guide était l'honneur. » Langage singulier. Mais il faut patienter un peu. En ce temps-là, Na- poléon faisait la campagne de Dresde. Les amants habitèrent trois mois, en deux fois, au château de Vigny que leur prêta la princesse Charles de Rohan. M"" de Coigny avait passé là son enfance. Elle y revenait, sa vie faite. Un esprit arrivé à ce point d'initiation qui fait apprécier la vie, un cœur mûri par les meur- trissures et les mélancolies de l'épreuve, une i UN DERNIER AMI 269 beauté intacte et un charme croissant sonnaient alors, on peut le dire, et sonnaient bien ensemble l'heure parfaite d'un beau jour. On en goûte mieux la profonde lumière sur cette page écrite à la mé- moire du dernier séjour à Vigny. Rien ne me presse, je veux me rappeler les impressions que m'a fait éprouver le séjour à Vigny. C'est le seul endroit oi^i l'on ait conservé mémoire de moi, depuis mon enfance. On voit encore mon nom écrit sur des murs, des êtres vivants parlent de ce que je fus; enfin là je me crois à l'abri de cette fatalité qui semble avoir attaché près de moi un spectre invi- sible qui rompt à chaque instant les liens qui unissent mon existence avec le passé, et qui efface la trace de mes pas. Je retrouve à Vigny tout ce qui pour moi compose le passé et j'acquiers la certitude d'avoir été aussi entourée d'intérêt doux dans mon enfance et de quelques espérances dans ma jeunesse. Voilà la chambre de cette amie qui protégea mes premiers jours, je vois la place où je causais avec, elle, où je recevais ses leçons. Voilà le rond où je dansais le dimanche, voilà les petits fossés que je trouvais si grands, et le saule que mon père a planté au pied de la tour de sa maîtresse. Hélas ! sa maîtresse, à la distance d'une chambre, gît là, dans la chapelle, derrière le lit qu'elle a si longtemps occupé et où peut-être elle a rêvé le bonheur ! Ah ! mon père, lors de ce dernier voyage à Vigny, était vivant, et la douce idée de sentir encore son cœur battre embellissait pour moi un avenir où il n'est plus ! Ces grands arbres, sous lesquels mon enfance s'est écoulée, qui ont reçu sous leur ombre protectrice nos parents, le duc Fleury, un moment après, M. de Montrond, après un espace de dix-huit années, je les revoyais, j'étais sous leur abri ! j'habitais cette même chambre verte où les mêmes portraits semblaient jeter sur moi le même regard ! Eux seuls n'ont point changé! La belle Montbazon, la connétable de l.uynes avaient traversé intactes cet espace de temps nommé rei'o/?<- tion qui a attaqué, dispersé toutes les nobles races et leur descendance. Les rossignols de Vigny nichent dans les mêmes arbres, les hiboux dans les mêmes tours; moi, j'ai la même chambre, et le vieux Rolland et sa femme le même pavillon. 270 MADEMOISELLE MONK Quel charme est donc attaché à ce retour sur la vie. Quelle émotion me saisit en montant ces vieux escaliers en vis? Pourquoi la vue de ces meubles vermoulus, de ce billard faussé, de cette grande et triste chambre à coucher fait-elle couler les larmes de mes yeux? 0 existence! Tu n'attaches que par le passé, et tu n'intéresses que par l'avenir! Le moment présent, transitoire et presque inaperçu, ne vaudi'a que par les souvenirs dont il sera peut-être un jour l'objet! Je ne crois pas être dupe de ce langage ; mais voilà un accent de sereine tristesse qui donne la mesure de l'intelligence et de la passion qu'enveloppait cette âme et que développa capricieusement une vie rude et inconstante. Le souvenir de Vintcrêt doux qui avait entouré cette enfance, celui des esjjé- rances qui avaient suivi la jeunesse accusent une certaine force de sentiment chez M"* de Coigny. Mais, de là jusqu'à sa rencontre avec M. de Boisgelin, elle avait été seule au monde. Nulle foi, aucune espérance que dans le plus ou moins d'adresse et de succès à se suspendre à la cheve- lure de la fortune. Elle ne crut à rien du tout, non pas même à lamour imaginé comme un droit ou comme un devoir. 11 était cependant le seul bien qu'elle dési- rât. Elle avait la religion de Chénier ou des liber- tins du grand siècle, plutôt que des vertueux radoteurs du sien. Lucrèce, Démocrite en avaient arrêté le dogme. Cette religion ne conteste pas la bonté des fruits de la vie, mais elle reconnaît qu'ils sont rares et courts. Brcvk hic est fntclus hommulis^ pouvait-elle dire avec son poète: « Le ciel lui paraissait plus vide encore que la terre », ajoute le biographe, « et Dieu fut absent de sa mort comme de sa vie ». Ses désespoirs, ses rêves, ses UN DERNIER AMI 2H amours furent donc des parties dans lesquelles ell& était engagée, sans réserve : et elle risquait son tout là même où les croyants, fussent-ils des pécheurs, n'aventurent qu'une fraction de leur destinée, cette terre. Au delà rien. Nul avenir. La retraite cou- pée; la consolation impossible. C'est ce qui donne à la rapide élégie de sa vie et de ses amours une intensité d'intérêt et d'émotion particulière. Si elle semble, par le langage et le style, l'élève négli- gente de Chateaubriand, de M""^ de Staël et de Housseau. elle diffère de ces chrétiens spiritualistes, toujours tournés aux compensations d'outre-tombe, par la frénésie, la nudité, la pureté de son senti- ment, même impur. — 0 monde, ô vie, ù songe, chantent ses soupirs, ô amour! me voici tout entière. Si vous ne me rendez rien de ce que je donne, je demeure vide à jamais. Telle quelle, je la préfère aux dames protes- tantes dans le goût de M""- Sand. Ce doit être le sentiment de M. Etienne Lamy qui, par con- tenance, s'en cache. Mais il nous conte une triste histoire. A l'entendre, les trois ou quatre der- nières années d'Aimée de Coigny auraient été sombres. Moins heureuse qu'Hélène et que Ninon, elle aurait survécu à son charme quelques saisons. M. de Boisgelin se serait délournt' non de l'amie, mais de l'amante qui lui avait dédié sa dernière Heur. Le souci de mieux tenir sa place à la cour, des remords, des scrupules religieux seraient nés, au cœur de ce preux chevalier en même temps que la première ride de sa maîtresse. Le bio- graphe s'avance un peu en opinant (juc dès lors M'"' de Coigny commenc^a d'être malheureuse. 272 MADEMOISELLE MOMv Cessa-t-elle d'aimer? de voir celui quelle aimait? ou de le lui dire ? M. Lamy a remarqué rinflexion vraiment tendre de ce Me'moire politique, où « les caresses des « mots » ne peuvent se cacher à la première ligne. « Dans un espace de près de trente années », dit-elle, « je ne mets de prix à me rappeler avec « détail que les trois ou quatre dont les événe- « ments se sont trouvés en accord avec les vœux « que M. de Boisgelin et moi nous formions pour « notre pays. » La phrase entortillée se traduit d'au moins deux façons. Lamitié qui survécut à un noble amour en garda ce ton d'équivoque. Un souvenir était entre eux, cette Restaura- tion du trône et de l'autel, qui dut sanctifier aux yeux du dévot pénitent ce que ses souvenirs lui peignaient de trop illicite, tandis qu'Aimée devait se complaire secrètement à la belle ordonnance de son dernier amour : il avait commencé par toutes les folies convenables entre deux esprits qui se plaisent; à son déclin, il se parait de l'incompa- rable service rendu ensemble à la plus grande des réalités naturelles, la déesse de la Patrie. III CN THÉORICIEN DE LA MONARCHIE M. Etienne Lamy simplifie beaucoup : pour lui, notre jeune captive — d'avant et d'après ses prisons — s'était toujours liée presque sans le savoir aux sentiments politiques de ceux qu'elle aimait. Elle portait la couleur de ses favoris. Libérale et cons- titutionnelle avec ce Lauzun qui finit par ser- vir la Révolution, elle devint aristocrate avec lord Malmesbur}, ralliée avec M. de Montrond, fron- deuse avec Mailla Garât : le commerce de Boisere- lin suffirait donc à l'incliner à la monarchie légi- time. M. Lamy a tort de passer si vite. Est-il sur que chacun des ralliements divers exécutés par M"" de Coigny ne fut point précédé d'une lutte piquante, légère, mais approfondie, comme celle dont les Mémoires nous donnent idée et qui est fort intéressante? Aimée ne dut s^» rendre sans combat ni aux vues de Lau/un, ni aux arguments de Malmesbury, ni aux discours de .Mailla (iarat. Elle dut accorder tour à tour à chacun le plaisir délicat de la vaincre et de la fixer pour quelque temps dans I(> voisinage de sa pensée. Celui deutre 274 MADEMOISELLE MONK eux qui aurait dédaigné ce plaisir eût été un esprit bien superficiel. Les doutes, les questions d'une intelligence de femme, si elle est cultivée et forte, reflètent mer- veilleusement les principaux obstacles qu'il reste à surmonter pour une idée nouvelle. J'oserai soute- nir contre une opinion satirique que les vraies femmes incarnentà merveille le sens commun, si l'on entend bien par ce mot une synthèse, et la plus fme, de ces idées reçues qui constituent la masse profonde d'un esprit public. Le philosophe ou l'agi- tateur qui se propose d'émouvoir et de déplacer exactement cet esprit ne connaîtra exactement les positions et les forces de l'adversaire qu'auprès d'une femme informée, curieuse et, comme elles aiment à se dire, sans parti jiris. A ce point de vue, le dialogue de Bruno de Bois- gelin, qui veut faire la monarchie, avec son amie qui s'en moque, mais qui est fort intéressée par tout ce que pense Bruno, forme une page d'un grand sens. M"" de Coigny y révèle son goût solide, modéré et sûr. Elle voit tout d'abord, très nette- ment, ce qui est prochain. Il faut que son ami la pousse, et même qu'il la presse un peu, pour qu'elle s'élève au-dessus de ces prétendues solutions <( pra- tiques » qui, de tout temps, passèrent pour les plus vraisemblables, mais qui manquent toujours dans le j eu conci'et de l'histoire, précisément parce qu'elles sont toutes contiguës au système en voie de crouler. Ces grands esprits pratiques oublient toujours de calculer la réaction! En 1812, ridée de la chute de l'Empereur avait rang de chimère. Pourtant les analyses de UN THEORICIEN DE LA MONARCHIE 27") M. de Boisgelin furent si précises, et si claires, que son amie n'y put tenir. — Eii bien, lui dit-elle, il ne faut plus le gar- der pour maître ; renonçons à lui et même à l'Em- pire. — Retournons en royaume, poursuit Boisgelin, fier de Favantage . Mais l'idée d'une royauté parait extrêmement surannée à la jeune femme — Qu'à cela ne tienne! Je veux, dit Boisgelin, quelque chose de savamment combiné, de fort, de neuf: « en conséquence, j'opine pour rétablir la France en royaume et pour appeler Monsieur, frère du feu roi Louis XVI, sur le trône ». M"" do Goigny considéra cette opinion tantôt comme une ingénieuse plaisanterie, tantôt comme un « sophisme insoutenable ». Boisgelin tenait bon. Il développait sa théorie de la France nou- velle, théorie trop constitutionnelle pour notre goût, et trop parlementaire. Mais elle avait des par- ties justes, elle impliquait la Monarchie. Quand on n'a point de troupes à insurger, ni de bandes populaires à diriger, la théorie demeure le meilleur mode de l'action : elle en étudie le ter- rain. Bruno de Boisgelin s'appliquait donc à théo- riser fermement pour endoctriner sa maîtresse et la mieux préparer aux surprises de l'avenir. Sans aucun doute, ces leçons risquaient de ne servir à rien. Gomme tout ce qui est d'avenir, elles ne pou- vaient être utiles que moyennant une occasion, c'est-à-dire par aventure, conjoncture et cotuhina- zioiif : mot admirable que les Français traduisent mal. Toute la politique se réduit à cet art de guetter 276 MADEMOISELLE MONK lu conibinazione, Theiireiix hasard, de ne point cesser d'épier un événement comme s'il était là, l'esprit tendu, le cœur alerte, la main libre et presque en action. Celui qui guette de la sorte ne dédaigne rien. Il sait que, de ce point de vue, les hommes et les choses n'ont que valeur de position : le propre des orages est justement de renverser la position et, par conséquent, de renouveler les va- leurs. La plus petite force, le plus maigre concours peut par comhinazionc, et d'un léger coup de for- tune, être affecté soudain d'une puissance inatten- due, et qui décidera de tout. — Aucun Empire n'est possible. Eh ! bien, dit Aimée, puisqu'il faut unir la liberté et l'ordre... — Arrêtez, dit Bruno, pas de République, pas de président, pas de Congrès! Ces institutions ne valent rien pour la situation de la France. — Et Napoléon 11? Une régence?... Bruno démontre l'impossible. Elle songe à celui qui devait être Louis-Philippe. — Peut-être ces considérations-là, lui dis-je, pourront-elles décider à appeler M. le duc d'Orléans ! Quand une fois j'eus dit ces paroles, étonnée du cliemin que j'avais fait, j'ajoutai : — Eh bien, trouvez-vous que je vous cède assez. Êtes-vous content"? — Non, certes, me dit-il, vous embrouillez toutes les questions et vous faites de la révolution. Vous prenez un Roi électif dans la famille des rois légitimes et vous introduisez la turbulence dans ce qui est destiné à établir le repos. Boisgelinsempresse de démontrer que le candidat de sa maîtresse serait dans une position bien fausse. Mais son amie insiste. Elle a le préjugé de la L'X THEORICIEN DE LA MONARCHIE 277 France moderne. Son cœur est révolutionnaire. Le mot (le royauté légitime lelTraie. Elle voit venir les ultras. Voilà pourquoi le nom de « monsieur le duc d'Orléans », avec qui elle a d'ailleurs été élevée, re- vient dans la conversation. — Mon Dieu ! me dit M. de Boisgelin, que vous raisonnez mal ! Et, très Lon royaliste, encore qu'un peu teinté des nuances du libéralisme à l'anglaise, Bruno déve- loppe quelle politique imposeraient les nécessités entrevues. Ce que vous dites aurait quelque apparence si, dans uu moment de rei»entir et d'élan, le peuple l'rançais en larmes Sf prosternait aux pieds du roi boui'bon pour lui rendre la couronne en se mettant à sa merci. Je ne répondrais point alors de la cruauté de sa vengeance, parce que je ne me fais garant ni de sa générosité ni de sa force. Mais je ne parle que d'une combinaison d'idées dans laquelle la légitimité entrerait comme le gage du repos public, qui mettrait le ))euple à l'abri des mouvements que cause l'ambition de par- venir à la suprême puissance, et d'une forme de gouverne- ment dans laquelle le trône ayant une placeattitrée, légale et précise, se trouverait partie nécessaire du tout, mais serait loin d'être le tout. Sur ce trône, au lieu d'un soldat turbulent ou d'un homme de mérite aux pieds duquel — comme vous l'avez bien observé — notre nation, idolâtre des qualités personnelles, se prosternerait, je demande, dis-je, qu'on y place le gros Monsieur, puis M. le comte d'Artois, ensuite ses enfants et tous ceux de sa race, par rang de primogénituro : attendu ()li- 278 MADEMOISELLE MONK tique, vient à dire que, somme toute, laroyauté légi- time, qui est le plus personnel de tous les gouverne- ments, est aussi celui qui se ressent le moins des dé- fauts de la personne du roi. u Je m'inquiète peu, « comme vous le voyez, de l'union qu'il pourrait y « avoir entre ses bons sentiments et ses mauvaises « actions. » Tout autre prétendant que Louis XVIII devient en conséquence un usurpateur aux beaux yeux de M"'' de Coigny : « — Vous avez raison : ou Bonaparte ou le frère « de Louis XVI. Eh bien, vive le Roi, puisque vous '( le voulez. Mon Dieu, que ce premier cri va éton- « ner I On dit qu'il n'y a que le premier pas qui <( coûte : le premier mot à dire sur ce texte-là est « bien autrement difficile... Allons, vive le Roi ! » IV LA THÉORIE EST PRATIQUÉE Ici, la grande page, la page qu'il faut lire et mé- diter, parce qu'elle dégagera les esprits empêtrés d'histoire métaphysique, quant à ce que nous avons nommé tout à l'heure la génération des évé- nements. Cette page révèle que le mot impossible, qui jadis n'était pas français, est du moins celui qu'il faut se garder d'introduire arbitrairement dans les calculs de politique à venir. Le réalisme ne consiste pas à former ses idées du salut public sur la pâle supputation de chances constamment déjouées, décomposées et démenties, mais à pré- parer énergiquement, par tous les moyens succes- sifs qui se présentent, ce que l'on considère comme i)on, comme utile, comme nécessaire au pays. Nous ignorons profondément quels moyens se présen- teront. Mais il dépend de nous d'être lixés sur notre but, de manière à saisir sans hésiter ce (\n\ nous rapproche de lui. Oui, Ton était en 1812, et ni rien ni personne ne pouvait faire qu'on n'y fût point. Voilà ce qui était donné aux conspirateurs : une multitude de forces surhumnines en travail. Et. sur l'essence, sur 280 . MADEMOISELLE MONK le quantum de ces forces, résultante de tous les siècles de l'histoire, on ne pouvait rien. Mais on pouvait prévoir que leur rencontre déterminerait une crise. Laquelle? A quel moment ? Au profit de qui ? Contre qui? Là revenait l'incertitude. Là donc l'ef- fort humain pourrait s'exercer avec foi. Un effoit très simple, appliqué à la juste place oii des éner- gies presque égales se contrarieraient, pourrait développer des conséquences infinies. Napoléon régnant, les armées impériales couvrant TEurope,^ un homme obscur conversait avec sa maîtresse. 11 venait de la rallier à la cause qu'il croyait juste. Elle venait de répéter : « Vive le Roi ! » M. de Boisgelia, enchanté de ce cri, avait Fair rayonnant. Je lui ris au nez, en songeant au temps qu'il lui avait fallu pour acquérir à son parti une seule personne, pauvre femme isolée, ayant rompu les liens qui rattachaient à l'ancienne honne compagnie, n'en ayant jamais voulu former d'autres, et étant restt'-e seule au monde ou à peu près. — Vous avez fait là, lui dis-je, une belle conquête de parti. C'est comme si vous aviez passé une saison à attaquer par ruses et enfin pris d'assaut un chàteau-fort, abandonné au milieu d'un désert. — Je ne suis point de cet avis, me répondit M. de Bois- gelin, ce fort-là nous sera utile ; j'en nomme M. de Talley- rand commandant, et je suis bien trompé, si, l'ennemi com- mun succombant par sa propre folie, le pays ne peut se sauver par la sagesse de M. de ïalleyrand. M"'' de Coigny connaissait Talleyrand ! Ce petit détail était de ceux qui intervertissent les rapports des choses humaines. En politique plus encore que dans les autres ordres de la nature, la proportion est faible entre un effet produit et ses causes immédiates. Tout y LA TlIKORIE EST PRATIQUÉE 28t ost concours, conjonction, brusque mi>e en rap- port de rniclifs d'une imprévisible énergie. As- surément, le compte fatal se retrouve après coup, quand on fait le dénombrement de toutes les causes en jeu. Mais, à Fheure d'agir, on les ignorait. Elles s'ignoraient elles-mêmes ou ne savaient pas leur valeur. M"' de Coigny ne se doutait absolu- ment pas de sa force, qui résultait du fait quelle voyait M. de" Talleyrand chaque jour. Mais le théoricien avait fait un calcul exact fondé sur une vue juste : l'ancien évùque d'Autun devait tenir un jour la clef de la situation. M"'' de Coigny eut à recommencer, avec plus de finesse, auprès de Talleyrand, la campagne brillante qu'avait menée contre elle-même Bruno de Boisgelin. Cne année se passa. Les événements, à leur ordinaire et selon le cours inégal qui leur est propre, se précipitaient ou dormaient. La retraite de Russie étonna un instant et fut oubliée, car on l'ou- blia ! Pour se distraire ou nous faire prendre pa- tience, Aimée de Coigny donne des croquis faits à coups de griffe (le mot est de M. Lamy) d'après l'entourage mâle et femelle du Monk ou du Warwick futur. Elle se moque des rêveurs de constitutions. « Vouloir faire une bonne chose toute seule et sans pri'cédent, c'est rrvri' le hicn cl [dire le )nal », dit-elle en une phrase qui ne saurait mauquer de plaire à l'auteur de rElapo. Elle juge entre-temps l'éloquence des bulletins de la Crande Armée : un «jargon moitié soldatesque et moitié rhéteur qu'on appelait .sy>/< sn//r ». Un peu plus tard, sont appré- ciées avec dureté, mais justesse, les coûteuses merveilles de 1811- : 282 MADEMOISELLE MONK Je ne me charge pas de rappeler les tiois mois de la cam- pagne la plus savante de Bonaparte. Cette partie fatale dont la France étaitrenjeu fut admirablement bien jouée par l'em- pereur, et si tous les habitants, les citoyens doivent le regar- der comme leur destructeur, pas un militaire, dit-on, n'a le droit de le critiquer. Comme athlète, il est tombé de bonne grâce; son honneur de soldat est à couvert, sa vie comme homme a été conservée ; il n'y a eu que notre pays et nous de perdus. On n'a donc aucun reproche à lui faire, tels sont le? raisonnements de certaines gens. — Il y a longtemps que vous n'avez été voir M. de Talleyrand, dit un jour Boisgelin à l'intelli- gente disciple. Elle fit trois ou quatre visites coup sur coup. Et, cette fois, elle endoctrina sans biaiser. Le vieux catéchumène la fit passer par la filière qu'elle avait parcourue : Napoléon II, le duc d'Orléans... — Pourquoi pas le frère de Louis XVI? dit-elle enfin. il ne donnait pas de réponse. C'est que Talley- rand eût mieux aimé attendre la Restauration et se donner le mérite de l'avoir faite. Mais l'agile bon sens de cette Erançaise n'admettait pas que l'histoire SB fît toute seule. « Comme l'événement que je « voulais avait besoin d'être fait, rf (jii'il ne serait « point arrivé naturellement, la nonchalance de « M. de Talleyrand m'était insupportable. » Enfin, le mot décisif fut prononcé : — Madame de Coif/n//, Je veu.r bien du Hoi, moi, mais... Elle ne le laissa point achever, mais elle lui sauta au cou. L'ex-évêque ne stipula rien, que sa propre sûreté, ce qui fut accordé sans peine, et, bientôt, dans la vacance du pouvoir, qui ne tarda LA THEORIE EST PRATIQUEE 283 point, M. do Talleyrand osa, risqua et réussit. On me demandera si Talleyrand neùt pas com^u, de toute façon, la même entreprise : un tel projet n'était-il pas alors dans l'air du temps, dans la force des choses ? Je n'aime pas beaucoup l'air du temps, je ne sais pas bien ce que c'est que la force des choses. Aimée de Coigny a raison, les événements n'arrivent point naturellement. 11 faut quelqu'un pour leur donner figure humaine, tour utile et heureux. Dé- gageons nos esprits de ce fatalisme mystique. En 1814, plusieurs solutions se montraient. Si la meilleure prévalut, c'est en majeure partie par un etTet de l'adresse de Talleyrand. Mais rien ne prouve que Talleyrand s'y fût employé sans les ins- tances et les assurances précieuses dont il était l'objet de la part de M"- de Coigny et du marquis de Boisgelin. celui-ci expressément accrédité par le Roi. Les vieux routiers de la politique excellent à exécuter un projet. Ils en ont rarement le premier éclair. Habitués à chercher le moyen le pins com- mode, il leur arrive de rechercher aussi (ce (jui est tout différent le but le plus voisin, au liru du but utile. En rappelant à Talleyrand les hautes (Uictrines (lu'elle tenaitde son ami, la jeune femme lui signala un ouvrageenfin dignede son talent. Elle lui apporta ce que l'on nomme ordinairement une bonne idée, ot qui n'est point si méprisable. Il est permis de préférer à l'amusant détail de cette intrigue de château et de salon, la poétique aventure de JeannedArc. Ainsinotre xv^ siècle appa- raît-il supérieur au xix^ Mais, à peu près comme chevauchées de la Pucelle, les allées et venues de M"" de Coigny laissent voir le jeu naturel de l'his- toire du monde. Il ne s'agit pas d'être en nombre, mais de choisir un poste d'où attendre les occasions de créer le nombre et le fait. La ché- tive bergère souleva par le centre même, qu'elle avait discerné avec infiniment de sagesse et de tact, la force immense de la mysticité de son siècle. La grande dame déclassée toucha au point sensible les intérêts du premier politique contemporain. Ces passions et ces intérêts, une fois qu'ils sont mis en branle, se recrutent eux-mêmes leurs auxiliaires : courtiers, sergents et partisans. Les foules, les événements en sont, pour ainsi dire, aimantés et polarisés. Dans l'écoulement infini des circons- tances sublunaires, un être seul, mais bien muni et bien placé, si, par exemple, il a pour lui la raison, peut ainsi réussir à en dominer des mil- lions d'autres et décider de leur destin. L'audace, l'énergie, la science et l'esprit d'entreprise, ce que l'homme enfin a de propre comptera donc toujours. Un moment vient toujours oiî le problème du l.A THÉORIE EST PKATIQUKE 28d succès est une question de lumières et se réduit à rechercher ce que nos Anciens appelaient junctura rerum, le joint oîi fléchit l'ossature, qui partout ailleurs est rigide, la place oi^i le ressort de l'action va jouer. Appendice I Appendice I Le premier numéro de Minerva avait publié la pièce suivante, sans nom d'auteur : INVOCATION A MINERVE L'homme, et non l'homme qu l'appelle Caillas. Aristote. I Déesse athénienne, invoquée sous le nom romain, rassure-toi sur le sens de notre cortège ; ne fais aucune erreur sur nos intentions, Minerva. Prends garde. Jeune fille, de ne pas nous confondre avec ces savants oublieux qui, t'ayant gravée au frontispice de leur volume, n'ont pas pu se défendre de rider ton front délicat. Les pauvres gens te voulaient faire à leur image : puisses-tu nous former, au contraire, sur ta beauté. O Minerve, nous ne sommes pas des archéologues et, bien que plusieurs d'entre nous soient versés dans le doux mystère de ta fable, ce n'est pas la mythologie, ni l'épigraphie, ni aucune science particulière qui les a conduits dans nos rangs. N'alléguons même pas cette profession de poète ou de sage qui appartient également à certains. Des hommes, des hommes mortels, voilà leurs titres auprès de toi ! Mais ils s'avancent, ennemis 11) 290 APPENDICE I des prétentions, des ambages vains : simples, usant des mots qui sont entendus de chacun, celui-ci grave, un autre plus riant ou plus familier, tous des fruits à la main, la tête ceinte de couronnes, mus par une raison aussi générale que toi. Des hommes, ô Minerve ! des hommes conscients, autant que soucieux, de ce qui leur manque, dévorés du sacré désir. Que d'autres, moins pieux ou moins réilé- chis, t'aient donné pour prison une case de leur pensée, qu'ils t'enferment en un point du temps, ou dans un lieu du monde ! Entends mieux nos propos : c'est la vie, la vie tout entière et non un fragment de la vie, toute science, et non telle science unique, tout art, toute mo- rale, toute rêverie, tout amour qui sont exposés devant toi. Il faut que tu nous marques la cadence de l'univers. II Ton histoire, déesse, commence beaucoup plus tôt qu'on ne l'a écrit, elle se prolonge au-delà des temps qui lui sont assignés. De tous les animaux qui étaient épars sur la terre, tu vis que l'homme était, sans comparaison, le plus triste, et tu choisis ce mécontent pour en faire ton pré- féré. Déesse, tu rendis sa mélancolie inventive ; il lan- guissait, tu l'instruisis à changer le visage de ce monde qui lui déplaît. Une bonne nourrice sait endormir ainsi la plainte du petit enfant. Ainsi tu fis des pauvres hommes. Que de jouets pré- cieux tu nous as fait descendre de la tête de Jupiter ! Les poètes n'ont oublié ni le feu de ton Prométhée, ni Tolive athénienne, ni les ruses de guerre suggérées aux héros, ni ta llûte qui accompagna les chanteurs. Mais il faut te rendre une justice plus complète. La charrue, le vaisseau, le double pressoir, la navette, les murailles des villes et celles du toit familier, le pavé des chemins, INVOCATION A MINERVE 291 les conduites de l'eau, les métaux devenus dociles, il n'y a rien du matériel primitif que le genre humain ne t'ait dû. Ce que la tradition te refuse, ou ce qu'elle attribue à d'autres inventeurs, la réilexion qui se ressaisit te le rend. Mais elle fait bien voir que nos derniers trésors sont éga- lement ton bienfait. Qu'il s'agisse de détruire ou d'édifier, l'ingéniosité, l'audace, lapatience, l'heureux concept, cela est tien. Ce qu'on nomme progrès n'est que la consé- quence d'impulsions que tu nous donnas. S'il est assuré que l'invention du labour ou cette idée de se confier aux forces des eaux ont mérité sans doute une admiration plus profonde que l'appareil de la télégraphie sans fil, celle-ci n'est point méprisable, j'y reconnais tes mains sublimes, ma déesse. La découverte occupe, elle exerce, elle amuse et, si le succès la couronne, elle rendra aux hommes des services inattendus. Fidèle compagne d'Ulysse, ô trois fois chère au genre humain, sois bénie de ta compassion ! Un impie seul te refusera son tribut. Cet impie, ce doit être un esclave de sa paresse ! Il ne te connaît pas. Il ne sait pas le vol suave des moments de la vie qui s'écoulent sous ton autel : leur nombre est infini; cependant, ils se meuvent I Les abîmes qu'ouvre le Temps se laissent franchir. L'œuvre a beau varier, ton ouvrier participe des durées éternelles. Son effort, tant il est facile, est une grâce, et son plaisir, tant il est noble, une vertu. Content de soi ou, pour mieux dire, tout à fait oublieux de soi, l'homme que tu distrais se livre aux Heures éphémères sans en éprouver l'aiguil- lon. III En un seul cas, Minerve, on pourra se plaindre de toi. C'est quand il nous arrive d'arrèler le travail et de con- sidérer la seconde nature (pie tu nous permis de créer. O Chaos ! O père des monstres! Car il se trouve que 292 APPEiNDICE I cette œuvre est effroyablement toufYueet dense, comme si la forêt première eût, à peine éclaircie, donné le jour à de nouveaux peuples de ronces moins faciles à péné- trer. Que de fer! Que de feu! Que d'engins variés et que de complexes organes ! Que d'opérations presque inouïes, surajoutées ! Que de connaissances disparates amoncelées ! Supputez les terres nouvelles, les nations sorties de la nuit, les profondeurs du ciel ouvertes, l'im- perceptible appréhendé. L'homme, qui inventait afin de s'asservir le monde, est troublé maintenant par les ser- viteurs nés de lui. Il en est à se demander ce qu'il fait au milieu de ces biens dont il perd le compte. O déesse, voilà l'inquiétude moderne. L'état de nos esprits égale l'état de nos cœurs. L'industrie, et la civilisation les ont compliqués. Un pareil mal, Minerve, rien ne nous permet de con- jecturer que tu l'ignoras. N'as-tu pas assisté à la nais- sance des civilisations de l'Asie? Elles étaient tes filles, et tu connus leur tumultueuse fureur. Tu vis bâtir les villes des ingénieux Mycéniens. Tu connus Tyr. Sydon, l'Egypte, l'Assyrie lointaine, les empires plus éloignés sur les deux bords du fleuve Indus. Athéna, Athéna, dis-nous ce que dit ta sagesse quand, d'entre ces bar- bares attentifs à tous tes conseils, de la plus belle époque de ces barbaries avancées, tu fis paraître en Grèce quelque chose de différent et de meilleur. Tes Grecs athéniens étaient les plus intelligents et les plus sensibles des hommes. Ils virent donc beau- coup plus vite les maux attachés à tout bien, et le génie leur parut un don plus cruel. Tu les vis les premiers sourire de la vanité des passe-temps que tu fournissais et de la monotonie de la succession. Ni le plaisir de faire une œuvre, ni la joie de la posséder, ni l'ivresse d'en imaginer de nouvelles ne compose un état qui soit satisfaisant. Ouvriers, artisans, législateurs, sages ou poètes, et je dirai même amoureuses et courti- sanes, ce peuple magnanime ne fut point ta dupe long- temps. 11 riait de ta peine comme Apollon ton frère peut INVOCATION A MINERVE 293 rire des mauvais chanteurs. En réalité, sa tristesse, dorée d'une courte espérance, n'avait fait que grandir. Elle ressemblait à la nôtre, de notre temps : débordés comme nous, quoique autrement que nous par les créatures de leur génie, ils en étaient au point où nous parviendrons quand nous aurons un peu grandi au- dessus de nous-mêmes. Tu les vis, Athénienne, et ton cœur tendre se rouvrit; mais ton nouveau présent passa de beaucoup le premier. IV On ne l'a pas nommé encore. Je ne peux appeler un nom ces désignations flottantes, riches en équivoques, passibles d'objections de la part de tes adversaires. Tantôt Ton dit Sagesse, tantôt Mesure, ou Perfection, ou Beauté, et peut-être Goût. D'autres préfèrent Rythme, Harmonie. Et d'autres. Raison. N'est-ce pas aussi la Pudeur? N'est-ce pas le flambeau des Compo- sitions éternelles? La victorieuse du Nombre, la claire et douce Qualité? On la figurée comme un Lien mysté- rieux autour d'une gerbe, comme le Frein mis à la bouche de célestes chevaux, comme la Ligne pure cernant quelque noble effigie, comme un Ordre vivant qui distribue avec convenance chaque partie : ô mélan- coliques images, imparfaite allusion à la splendeur qui n'est qu'en toi! J'arrive après les autres pour tenter de la définir. Mais j'aime mieux te dire, ô déesse. ce que j'en sais. ( hii la trouve, trouve la paix en même temps. 11 s'arrête, sachant que l'au-delà ni l'en-deçà n'enferment rien qu'il ne possède. L'homme vulgaire pense : celui-ci pense bien. Les Grecs nous semblent aujourd'hui avoir trop abusé de cette fine particule qu'ils ont reçue de toi. Dis, la comprenons-nous? Savons-nous ce que c'est Pro- testantism », surtout en vue de votre milieu, ynais sans altérer l'équivalence radicale des deux term.es. Le moment est venu de réaliser le ymu que je formais en 1841, dans une note de ma Philosopliie positive (l. V, p. 3'27), de concentrer les discussions pliiloso[)lii(|ues et sociales entre les catholiques et les positivistes, en écartant, d'un commun accord, tous les métaphysiciens 300 APPENDICE II OU négativistes (protestants, déistes et sceptiques), comme radicalement incapables de coopérer à la conn- Iruction qui doit distinguer le xix'' siècle du x\ m". Il faut maintenant presser tous ceux qui croient en Dieu de revenir au catholicisme^ au nom de la raison et de la morale; tandis que, au même titre, tous ceux qui n'y croient pas doivent devenir positivistes. « Quoiqu'on ne puisse pas espérer que cette netteté de situation se réalise dans le milieu britannique ou ger- manique, nous devons pourtant faire toujours sentir combien le protestantisme , sous tous ses modes, est con- traire au siècle de la construction. Si, comme je Fespère, la France se débarrasse du budget ecclésiastique, il sera bientôt facile de combiner les catholiques avec les positivistes contre les négativistes quelconques. » (Lettre à John Metcalf, 1856.) 2° LA VÉNÉltATION « Si l'état révolutionnaire consiste chez les praticiens, en ce que tout le monde prétend commander, tandis que personne ne veut obéir, il prend chez les théoriciens une autre forme non moins désastreuse et plus universelle, o/t chacuïi prétend enseigner et personne ne veut apprendre... Si vous faisiez une lecture journalière de V Imitation, vous reconnaîtriez cela, qui vous servirait mieux que les résultats, intellectuels ou moraux, d'une avide lec- ture des journaux, revues ou pamphlets. Onnepeut, sans la vénération, ni rien apprendre, ni même rien goûter, ni surtout obtenir aucun état fixe de l'esprit comme du cœur, non seulement en morale ou en sociologie, mais aussi dans la géométrie ou l'arithmétique. » (Lettre à Dix-Hutton, 1855.) 3° LES DOGMES DE LA nÉVOLUTION « Une vaine métaphysique, se sentant incapable d'aborder sérieusement l'immense question de Tordre, FORMULES D'AUGUSTE COMTE 301 avait même tenté de l'interdire, en imposant matérielle- ment un respect légal pour les dogmes révolutionnaires que toute doctrine vraiment organique doit préalable- ment exclure » (1857). 4° SOUVEKAIXETÉ DU PEUPLE ET ÉGALITÉ « Depuis trente ans que je tiens la plume philosophique j'ai toujours représenté la souveraineté du peuple comme une mystificatiouoppressiveetrégalité comme un ignoble mensonge. » [Lettre au G"^ Bonnet^ i'' décembre 1855.) 5° LE PARLEMENTARISME « L'opinion française permit ensuite le seul essai sé- rieux qui pût être tenté parmi nous d'un régime particu- lier à la situation anglaise. Il nous convenait si peu que, malgré les bienfaits de la paix occidentale, sa prépondé- rance officielle pendant une génération nous devint encore plus funeste que la tyrannie impériale : en faus- sant les esprits par l'habitude des sophismes constitu- tionnels, corrompant les mœurs d'après des mœurs vé- nales ou anarchiques, et dégradant les caractères sous l'essor croissant des tactiques parlementaires. » [Pol. pos., U.) 6° LE CÉSARISME ADMINISTRA III « ... Dernière conséquence générale de la dissolution du pouvoir spirituel, l'établisseinentde cette sorte d'auto- cratie moderne qui n'a point d'analogie exacte dans l'histoire et qu'on peut désigner, à défaut d'expression plus juste, sous le nom de ministérialisme ou de despo- tisme administratif. Son caractère organique propre est la centralisation du pouvoir poussée de plus en plus au- delà de toutes les bornes raisonnables. Sun moyen géné- ral d'action est lacorruption systématisée. » [Considéra- tions sur le pouvoir spirituel, 1826.) 302 APPENDICE II 7" LA «OYAUTÉ Le dernier fragment cité date de 1826, mais a été réimprimé en 1854 comme témoin d'une invariable doc- trine. Reste à déterminer comment cet ennemi de la démo- cratie, de la bureaucratie, du parlementarisme, des principes de la Révolution et du protestantisme même, a pu être républicain. Jusqu'à quel point n'a-t-il pas été royaliste? La république d'Auguste Comte prend pour devise « liberté et ordre public ». Elle est gouvernée par des hommes d'Etat, « purs de toute croyance anarchique » (Lettre au D''Audiffrend) ; elle exclut le Parlement, la cen- tralisation et le plébiscite. Elle est présidée par un dicta- teur, soumis au régime de l'hérédité sociocratique, c'est- à-dire qui choisit lui-même son successeur. On trouvera partout le mécanisme du système, qui est expérimenté au Brésil. Page X de V Appel aux conservateurs, écrit en 1835, c'est-à-dire trois ans après le Deux-Décembre, Au- guste Comte envisage la royauté comme « le moyen de salut le plus extrême » auquel les amis de l'ordre pourraient être conduits en un cas, un seul cas bien spé- cifié, le cas où « l'anarchie parlementaire » se « rétabli- rait momentanément ». Cette éventualité paraissait alors impossible au philosophe. Il avouait que le retour de cette « anarchie », de cette « aberration » n'était pas concevable. Mais il ajoutait que, dans ce cas, sous la Monarchie nécessairement rappelée pour sortir du désordre, « le po- sitivisme continuerait à se développer en utilisantles pro- priétés du régime qui protégea le premier essor de la syn- thèse universelle ». La légitimité lui avait toujours paru fournir le meilleur mode pour instituer la transition orga- nique, et il appelait le ministère de Villèle (1821-1828), « le plus honnête, le plus noble et le plus libre de tous les régimes sous lequel il eût vécu jusqu'en 1833». Il conviait les « âmes aptes à représenter lapostérité à ne pas oublier le nom du digne président de la dictature légitimiste ». FORMULES D AUGUSTE COMTE 303 L'avantage d'un fj^ouwernementoii f autorité se transmet selon le même mode que la propriété était loin de lui échapper. Il s'objectait que ce régime fut peu populaire. C'est pourquoi, pensait-il, cette monarchie ne pourrait revivre que «passagèrement». Mais, en 1860, trois ans après la mort de Comte, l'empire devenant libéral réta- blit un parlementarisme, qui devint, en 1870, démocra- tique et républicain, et cette double et triple « aberration anarchique » devait motiver, d'après Comte, la restaura- tion de la monarchie légitime. Ce péril intérieur était d'ailleurs accompagné d'un bouleversement en Europe. Quatre grandes guerres, en 1859, 1860, 1870 et 1878, fortifiaient des dynasties déjà puissantes, développaient les compétitions nationales et redoublaient l'ambition des empires. Comte se demanderait certainement au- jourd'hui si le péril extérieur n'est pas de nature à ramener vers la légitimité non seulement les hommes d'ordre, mais les <■<■ inclinations » de la foule elle-même. TABLE DES MATIÈRES -Dédicace S L'Avenir de l' intelligence 19 L'illusion 21 Grandeur et décadence 25 La difficulté 42 Asservissement 68 L'Aventure 96 Auguste Comte 19 JANVIER 1198. — 5 SEPTEMBRE 18o7 103 L'anarchie au xix° siècle 106 L'Ordre positif d'après Comte. 113 Valeur de l'Ordre positif 138 Le Fondateur du positivisme 142 Le Romantisme féminin Allégorie uu sentiment désordonné 155 Madame Renée Vivien 15T Madame de Régnier 179 Madame Lucie Delarue-Mardrus 192 Madame la comtesse de Noailles 209 Leur principe commun 221 Mademoiselle Monk ou LA GÉNÉRATION DES ÉVÉNEMENTS 257 Appendices 287 TOiRS, imprimerie dkslis frères ^'VJ^ >^- University of Toronto library DO NOT REMOVE THE GARD FROM THIS POCKET Acme Library Gard Pocket Under Pat. "Réf. Index FUe" Made by LIBRARY BUREAU } ?:^% mmf m J>>^ .^^1 iPr^ S"é%